Garnier, "Les Juives"
Beaucoup
de personnes s'appellent Garnier. Il ne s'agit pas ici de
l'architecte, ni de l'explorateur qui remonta le Mékong en bateau
pour nous conquérir pacifiquement le Laos, ni du grand éditeur de
classiques. Nous parlerons de Robert Garnier, auteur du XVIe
siècle, considéré comme l"ancêtre de Corneille. Il écrivit
des poésies diverses, et deux tragédies : Les
Juifves et
Bradamante.
Les
oeuvres complètes s'arrêtent là. Les
Juifves traitent
de la captivité d'icelles après la prise du premier temple de
Jérusalem par Nabuchodonosor, et l'auteur cite ses sources : la
Bible, dans les Rois,
les
Chroniques
et
Jérémie,
sans
oublier le profane Flavius Josèphe dans ses Antiquités.
Bradamante
se
passe parmi les preux de Charlemagne, qui intervient dans l'intrigue.
Bradamante aime Roger, vaillant compagnon d'Olivier. Mais c'est Léon,
le Lion en grec, qui voudrait l'épouser. Or, Bradamante, fière
guerrière, ne veut se marier qu'avec un homme qui l'aura vaincue au
combat, de son cheval et de son épée. Re-or, il se trouve que
Roger, Ruggiero en italien, tombe prisonnier. Léon le délivre et le
sauve ! Donnant-donnant : je t'ai sauvé la vie, tu me cèdes tes
droits sur Bradamante. Et comme en plus d'être un brave mec je suis
un lâche magouilleur, c'est toi qui vas combattre, mais sous mon
armure : personne ne te reconnaitra.
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Les
Italiens au XVIe
siècle et leur littérature, en latin ou en italien, jouissaient
d'une renommée prestigieuse, car ils se rattachaient directement à
l'Antiquité, tandis que La Gaule, puis la France, avaient perdu le
contact avec Rome après la formation des royaumes germaniques. Il
m'est impossibe de faire des comparaisons, n'étant pas non plus
fervent lecteur de la Bible. J'ai trouvé beaucoup de vigueur, des
répétitions, des chevilles dans les alexandrins, de grosses
naïvetés, mais une grande conscience professionnelle.
L'enthousiasme y fut modéré, car je n'ai fini ce modeste volume
qu'en 2014, alors qu'il traînait depuis 1964, l'année de Dadou
ron-ron. Le
lecteur doit se concentrer le plus possible, vu la construction
bizarre des phrases et l'intrication de l'intrigue.
Il
se fait chier comme un rat mort, Il déteste ses études littéraires.
Le théatre est comme la danse : il ne fait pas partie de la
littérature. En juger sans le voir, c'est s'arrêter à l'étiquette.
Les lamentations de Roger après sa victoire nous assomment. Seul un
véritable acteur nous suspendrait à ses lèvres, par le rythme, par
la respiration, par la diction :
"Mourons
tost, depeschons, ne tardons plus ici,
Allons voir des Enfers le Royaume noirci :
Je n'ay plus que du mal et des langueurs au monde,
Ce qu'il a de plaisir à douleur me redonde." - "abonde".
Adieu cuirace, armet, cuissots, grèves, brassars,
Adieu rudache, espee, outils sanglants de Mars,
Dont le Troyen Hector s'arma jadis en guerre :
Je ne vous verrai plus devalé sous la terre."
Une
note précise que dans le texte originel de l'Arioste, Roger ne
disait adieu qu'à son cheval, ce qui prouve, dit-elle, que Garnier
se souciait de la mise en scène. Disons plutôt du jeu de scène.
Difficile d'amener un cheval sur les planches en ce temps-là. Mais
si l'on comprend que l'on puisse dire adieu à son cheval, être
animé, sensible, un "adieu aux armes" au sens propre peut
prêter à sourire, j'entends, à le lire. Car un excellent acteur
doit pouvoir nous tirer des larmes rien qu'à lire les prospectus de
supermarchés. L'armet est la plaque en relief, près de l'épaule,
où le chevalier appuyait sa lance avant de charger. Les grèves sont
les jambières, sur le tibia, ce que les Grecs et les Troyens
appelaient cnémides.
Au
passage, un rapprochement se fait entre Hector, le plus grands des
vaincus, et Roger, qui a humilié sa belle. La rudache ou rondache :
un petit bouclier rond. Roger songe au suicide, ayant conquis sa
belle sous les armes d'un autre. Leur dernier usage n'a pas été
particulièrement glorieux...
"Et
vous, Maistresse, adieu, adieu, Maîtresse, hélas !"
Littérairement,
c'est infect. La France produisait ses premières tragédies, certes,
mais un tel vers de mirliton nécessite un comédien hors pair,
sachant rendre le caractère haché des sanglots sans sombrer dans le
ridicule.
"Pardonnez-moi
ma coulpe (ma faute), et n'y repensez pas."
Nous
avons oublié à quel point les hommes pouvaient ramper devant les
femmes au moindre
écart de leur conduite à eux. Il est vrai que cette astuce baroque
de combattre sous l'armure de son rival engage toute la destinée de
Bradamante : le sort d'une femme était fixé dès le mariage, où
l'homme reprenait tout l'empire qu'il avait fait semblant de perdre.
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