Saussure à son pied

Saussure n'était pour moi qu'un nom. Très intrigant. Celui du commanditaire de Balmat et Paccard, premiers à franchir le Mont Blanc. Celui aussi du linguiste, son arrière-petit-fils, largement complété (Lévy-Strauss) ou combattu (Lacan) par la suite. Ferdinant Ferdinand de Saussure explora donc (linguistiquement) la Lituanie, (“on ne retourne pas en Lituanie”), pays dont la langue se rapprocherait le plus de l'hypothèse indoeuropéenne. Il s'agit même de patois lituaniens aujourd'hui disparus (schlektes vyrus pour “mauvais homme”, présentant à la fois deux racines, latine et germanique). Saussure interrogea des bergers, des vieilles femmes, des pasteurs.
Il prenait des notes en allemand, ou en français, voire en latin. L'autrice est une Colombienne, profuse, parfois diffuse, incluant dans sa thèse tout ce qu'on relègue habituellement dans les notes finales : soulagement, mais aussi encombrement, car le lecteur avance dans des coulées de lave et de scories. Elle mêle à cela une admiration sans bornes pour Saussure et Freud, reliés tous deux par l'amour qu'ils ont eu séparément pour la recherChe des origines, celles du langage, ou celles de l'esprit et de la symbolique. L'ouvrage de Claudia Mejía-Quijano navigue ainsi entre le récit et l'explication. Il nous fut longuement expliqué dans l'avant-propos, fonctionnant comme un mode d'emploi, que l'autrice a recours à l'intuition globale, qui peut ne pas être la nôtre ; nous devons lire son ouvrage à notre façon : elle ne fait que proposer.
Mais avec tant de précisions, tant de ramifications rationnalisantes, qu'elles entraînent la conviction. Cependant, relier l'expression géographique et les nombreux voyages de Saussure à son hérédité paternelle semble hasardeux. Voici notre grand théoricien genevois qui grave dans l'écorce d'un arbre, “< sans rien dire >, comme par plaisir, so für [s]ich hin. Nul doute, selon l'autrice, qu'il n'en tire une grande théorie plus ou moins fumeuse sur le signe et le symbole : “La personne qui m'accompagne garde l'idée de cette encoche, et il est incontestable qu'elle associe deux ou trois idées à cette encoche dès ce moment, alors que je n'avais pas moi-même d'autre idée que de la mystifier ou de m'amuser”. Glosons, et, s'il se peut, découvrons. “Encoche” se rapporte à “jeu d'enfants”, “jeu de piste”, “Indiens”. Plus le garde-chasse qui vient vous engueuler : “Détérioration de biens ! - Monsieur le garde-champêtre j'ai marché sur cette herbe : dois-je la rembourser ?” Toujours est-il que les signes sont toujours surchargés par leur signifié, surchargés par ce qu'ils signifient, qui est un brouillard individuel, lui-même dilué en divers signifiants, par éternels rebondissements de l'un à l'autre, du fond à la forme, de la forme au fond. Pour Saussure, cette encoche pouvait être mystification. “Toute chose matérielle est déjà, de toute façon, pour nous, signe : c'est-à-dire impression que nous associons à d'autres <mais la chose matérielle paraît indispensable>,” ces derniers mots ont été raturés. “La seule particularité du signe linguistique est de produire une association plus précise que toute autre, et peut-être verra-t-on que c'est là la forme la plus parfaite de l'association d'idées ne pouvant être réalisée que sur un sôme conventionnel (BGE, Papiers Ferdinand de Saussure, Ms. fr. 3951/15, f.18).” Le sôme (“corpus”) pourrait être différent selon les ethnies, les “climats” comme on disait alors, géographiques, ou sociologiques.
Mais pour suivre un fil jusqu'au bout, est-il bien nécessaire de dévider tout le faisceau à la fois ? Poursuivons : le mot est-il matériel ? non, car il n'est pas soumis au toucher. Mais l'ouïe ? Car on touche, par le tympan. “Le sôme” est pour Saussure le “cadavre” du signe, à savoir ce qui reste : l'impression du mot dans l'oreilel et dans l'esprit, après qu'il a été prononcé. Quelque chose d'impalpable en somme. Il ne s'agit donc pas d'un signifié (le fond), ni d'un trampoline (la forme) renvoyant indéfiniment d'un signe à l'autre ; “va-et-vient” serait plus adapté. L'autrice nous va sans doute “expliciter” tout cela. Cet écho, “ce reste" nous dit-elle "est recyclable autant de fois que les besoins langagiers des sujets l'exigent” (par exemple “bureau”, tissu, puis napperon, puis meuble et pièce, puis ensemble de responsables). “A chaque cycle, poursuit-elle, ce reste prend une nouvelle forme associative, ce qui rend la langue unique pour chacun, et à chacun les étapes de sa vie”.
Nous croyons donc utiliser la langue de tout le monde, alors qu'en réalité “les mots sont “personnels”, ce sont des cadavres que la vie langagière de chacun a formés avec les résidus sémantico-sonores de sa propre activité de parole.” N'oublions donc jamais, à côté de l'aspect historique vertical, l'aspect individuel, horizontal. De plus, nous n'avons pas les mêmes associations de pensées au début ou à la fin de notre vie : le mot “orange”, pour moi, signifiait “amer”, alors qu'à présent il signifie “fade”. Saussure accorde donc une importance primordiale au langage “en situation”, à la pensée personnelle et associative. “Les mots; à travers les temps des générations, en tant que monuments linguistiques” - ainsi Ferdinand de Saussure les appelait-il, comme des traces “mnémoniques”, des traces mémorielles - sont ainsi constitués de couches qui retiennent et évoquent une multitude de scénarios vécus, par tant de sujets parlants dans différentes générations”. Nous parlerions ainsi de strates, non pas seulement dans un individu, mais dans un groupe aux frontières fluctuantes selon les générations.
Un tel arbitraire apparent ne peut se justifier que par une conclusion où l'on veut nous mener : “Quand Saussure parle de monuments linguistiques, il s'agit des spécimens dont le volume, la profondeur, la densité des associations sémantico-sonores permettent d'accéder à l'évocation d'une innombrable quantité de prises de parole passées ! Le mot “liberté” n'aurait donc pas la même signification chez Saint-Just et chez Le Pen ? “Dans ses notes sur les légendes germaniques, Saussure oppose la transmission sémiologique naturelle des mots au “symbole” des mythologues ;” (l' “épée” instrument et l' “épée” du pouvoir ?) “on pourrait comprendre cette différence en disant que le symbole des mythologies a une charge sémantique forte mais statique.” Nous y inclurons donc les mots “coupe”, “Graal”, “sang”, “croix”, et toutes ces sortes de choses.

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