HAINES ENCLOSES
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES
AVANT-PROPOS
Le
vieil Adam, agenouillé de dos, pleure au fond de sa caverne. Son
torse est nu, ses cheveux blancs sur les épaules. Il jette les bras
au travers d'un brancard à même le sol. Je suis celui qui gis,
pleuré par mon père, jambes brisées.
Eve
assise sur une pierre mâche indéfiniment du filament de viande.
Elle parle à son maître à travers ses mâchoires serrées. Ils
ont brisé les membres de ton fils. Ils nous ont relégués sous la
voûte. Tel est le sort des traîtres.
De
mon brancard j'invoque le secours de l'Ange : « Gabriel
délivre-moi d'eux, qui m'ont fait tant de mal.
-
Je te purifierai dit Gabriel.Depuis longtemps Caïn mon frère nous abandonna pour mesurer la face du monde – et l'ange nous mena au voisinage du désert de sel nommé Dasht-i-Kévir. Partis chercher de l'eau dans cette immensité, Adam ni Eve ne reparurent jamais ; je n'éprouvai ni haine ni remords. Gabriel qui sans cesse volait au-dessus de ma tête me dit :qu'ils seraient refondus au brasier pour de nouvelles incarnations.
« Ta
faute désormais » ajouta-t-il « pourra s'expier. Faute
immense assurément, mais non plus péché ; tu ne sentiras plus au
ventre cette morsure dégradante. Relève-toi. » Je fus
guéro, et l'ange fit sur mon front une onction de salive, de la
largeur d'un pouce, et je fus transporté. Où étais-je ? L'
Archange répondit : « A Tanger. Tu trouveras là-bas la
Liberté, que les Grecs appellent Elefthéria. » Quand je me
suis éveillé, les hommes sont venus m'arrêter.
FIN DE L'AVANT-PROPOS
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
DOUBLE PEINE 2
CHAPITRE UN – LE CANCER
DE LA GORGE
Ils m'ont enfermé sous la
terre. Le monde autour de moi. Kragen me hait profondément. Je ne
puis le supporter cet homme que séparé de lui par une planche
horizontale – l'échiquier. Häszlich signifie à la fois
« laid » et « haïssable » ; ce sont les
enfants qui assimilent le moche et le méchant – je suis un enfant
allemand, ich bin ein deutsches Kind, depuis plus de cinquante
ans. Quelques mots sur Kragen : il est grand, même assis, dans notre
cellule. Son âge est le mien, il meurt lentement, mais survit, un
trou au creux de la gorge : le souffle va et vient, la cicatrice
autour de la canule palpite rouge et gris, sous l'ampoule
disciplinaire et nue. C'est par ce trou qu'il renvoie la fumée que
ses lèvres rongées, au-dessus du col, aspirent.
Nous partageons la
même pièce souterraine ; jadis notre patrie fut asservie par une
race supérieure : ce peuple bien bâti, nous lui vouons une haine
séculaire. C'est lui qui nous contraint à l'enfouissement. Et je
n'ai rien commis, que de naître. « Mon temps, dit Kragen, est
compté. » L'orifice respiratoire empeste l'iode et le
goudron. Le sang. Kragen tire sur ses maïs aux embouts cartonnés,
entre le pouce et l'index, et projette la main devant soi, d'un geste
exaspéré ; la fumée lui sort par la bouche et le cou. De mon côté
le mur souterrain reste nu – mon lit tout plat, ce bout de miroir
au-dessus, la carte du Wisconsin. De son côté une profusion de
petits meubles noirs, contournés, d'usage indécis, parmi lesquels
titube sa carcasse cancéreuse.
« Je dois choisir mon
successeur » dit-il, je réponds « Tu as fait ton
temps. » Il règne ici un manque total d'aération. Si j'étais
autorisé à sortir, là-haut, en surface, je rapporterais de
l'air, entre les plis de mes habits, entre mes paumes rapprochées
qu'il viendrait laper.
Permission
Prochainement, je verrai le
jour.
Je
tourne et retourne dans ma main le bristol d'invitation.
INVITATION
AU JOUR
Qui
peut dire ce qu'il en est d'un homme, et des pensées que vous
levez en lui ?
J'ai
plu à Daniel Tag, le chef. Qui me convie très vite à sa
table, « en vue d'adoption distinctive ».
« Adoption » ? ...Deviendrais-je Présentateur ?
Dissimulons... Kragen me voit... Je hume à grands traits
l'odeur du bristol : un estuaire à marée basse – et sur
l'imprimé, le secrétaire ou un enfant a gravé le carton
d'un profond sillon de stylo bille. Kragen tousse. Le progrès
de son mal entrave sa
parole
; il m'accorde à présent de changer moi-même sa gaze. Je
me retire ensuite, sous monpetit bout de miroir. Il n'existe
pas le moindre Bordel dans ce royaume souterrain – où je me
rendrais fréquemment, si j'avais l'argent : ce sont les
seules relations que j'imagine avec les femmes – car mes
passions vont aux hommes, seulement, jamais je ne m'y
plierais. Croyant, mais non pratiquant.
Je ne suis pas seul de cette
espèce. Sans presque voir le soleil. L'invitation précise :
Midi douze, aux Voiles. Ils sont venus me chercher. Kragen ne m'a
pas regardé. Mes yeux n'ont pas été bandés. Je suis monté en
surface par les voies naturelles. Parvenu sur le sable, humant à
pleins poumons les effluves de la Seine - au loin passaient les
voiles régatières – j'ai senti l'iode et la vase. Daniel Tag
m'attendait : une longue table ovale ornée de têtes inconnues, vue
par la véranda sur le Fleuve, auquel ma place réservée tourne le
dos. Je résister à l'enivrement - ce grand air de vase et de vent
ne dilue pas ma haine. Daniel Tag se lève à gauche en fond de table
: « Par loi de succession, je vous demande d'accepter »
- ici mon nom – je me lève et m'incline, ils me regardent tous en
parlant d'autre chose. Daniel Tag poursuit d'un ton monocorde et
nasal, j'entends « mérites », « Kragen »,
« état de santé ». S'il ne m'aime pas ce sera plus
facile. Me rasseyant j'entends nommer juste à côté de moi
Jérémie qui boit sa bière avec de gros yeux bruns et du
ventre ; je ne suis plus sensible aux charmes des femmes, qui s'en
croient toutes. J'éprouve une apaisante absence d'espoir. Une si
éternelle jeunesse de l'homme, ce poids que nous acquérons tous
lorsque la Mort à nous s'adosse : voilà comme il faut aime ; dans
cette bouffée d'amour Dieu merci sans retour je trouverai prétexte
à refonder ma vie, mon souffle, afin que de ma tête aveugle je
refende les flots de mes haines. Tout au long de ce repas de fruits
de mer je me suis efforcé de me mouvoir avec naturel, absorbant ce
léger blanc d'huîtres sur la vase de l'air, mais à mon
désespoir trop vite s'échappe mon corps
et ma rapide ivresse attire l'attention de tous : mes
amours sont malheureuses.
Quelques
bouffonneries radiophoniques m'auront sans doute acquis les faveurs
de Daniel Tag. Sourire étiré de requin. Le miroir mural me renvoie
les convives au fond du tain bruni, ballons flottants agitant les
mâchoires et parlant – je m'arrange toujours, sous terre ou en
surface, pour trouver, vis-à-vis, un miroir . A côté de Jérémie,
je me laisse couler dans mes creux confortables, et je pousse en
secret de petits cris de chien - progrès indéniables : j'étais
naguère infiniment plus niais devant l'amour ; Jérémie tourne
vers moi vitreux comme ceux des lions lorsqu'ils ont sailli, sa
respiration est forte. Devant lui les canettes vides se tapissent à
mesure demousse et de salive. J'oublie qu'aujourd'hui le Clan me
reçoit, qu'il s'agit de ma seule et dernière chance – tandis
que je m'épuise à gagner les yeux seuls de mon protecteur
- sitôt dégrisé je devrai retourner à mes haines. Devant moi les
huîtres que je gobe font de dérisoires pyramides. Boire encore. Le
rythme de mon sang se brouille. Perceptions. Sentiments. Le véhicule
qui passé le repas m'entraîne en ville emporte dans mon ivresse la
résolution de ne rien attendre. En bas, sous la terre, nous ne
connaissons pas les femmes ; c'est un trou permanent au creux de la
poitrine - les femmes nous foutent à la porte, voilà – le dire
comme ça.
Daniel Tag pilote. Les Hommes
de Surface et moi pénétrons dans les entrailles d'un immeuble. Un
couloir sombre où donnent des portes opaques, étroites, cirées.
Nous nous suivons à touche-touche sous les veilleuses. Tag, cheveux
tirés laqués, pèse sur un bec-de-cane en bois. La réunion dans la
pénombre tourne à la beuverie. Certains se déshabillent. Je m'en
vais. Je suis arrêté.
X
Je suis conduit au troisième
niveau d'un bâtiment de métal vert, au bas duquel règne et
conspire Pomarès, portier, cerbère, œil
torve et vitreux. Peau bilieuse : cancer de l'estomac. A présent
prisonnier sur terre,
prisonnier sous terre -
non pas combat, mais condition. La ville s'appelle T. Le corridor
d'entrée s'ouvre sur la rue par un vantail battant, vitré, vibrant
sous le Vent d'Est : sept jours de file, à vos tempes, l'été, sans
relâche, cette infinie tension métallique - le sirocco prend le
relais à grandes charrois de sable roux. Les jours sans vent sont un
four. Cent mètres de la mer et c'est le four. Sous le vantail
battant mal appliqué le moindre souffle houle repoussant puis
relâchant sans trêve au ras du sol les volants de caoutchouc dans
lequel s'incruste le sable crissant, quand il ne file pas s'amonceler
en tourbillons mourants jusqu'aux angles du fond.
Le
mur de gauche où s'ouve l'accès aux cages supporte une longue
rangée de boîtes aux lettres, paupières basses, bouches
abandonnées ; celui de droite est plaqué de miroirs biseautés
qu'écartèlent de gros clous plaqués or. Le bras qui pousse le
battant interne déclenche une seconde grande aspiration qui suce
l'âme. L'immeuble a pour non Baalbek ce qui me terrorise un bref
instant mais les gardes impatients me tirent vers le haut ; la seule
fraîcheur, le seul répit remontent avec nous l'escalier, aux lourds
montants de fer engagés sur cinq étages dans la céramique. La cage
d'escalier présente des marches à carreaux blancs et vert pâle.
Une porte cirée haute et mince s'entrouvre à l'entresol : « Tes
gardiens, les Drüften ». Deux vieux Flamands, homme et femme,
tous deux très laids tout couturés de longues rides, au fond
desquelles vrillent quatre petits yeux gélatineux. Le couple cache
mal derrière soi ses meubles bas et bon marché ; sur le sol de
cuisine règne une superposition de journaux pisseux où se
prélassent d'affreux chiens. Ils me flairent et se recouchent ;
relent tenace et contre-jour. Lèvres avalées devinées de l'homme,
lunettes rondes de l'épouse et nez luisant. Troisième
gauche. Nous montons
tous : mes deux gardes et moi, les Drüften en croupe.
L'escalier
blesse les yeux de son éclat, à deux volées inverses par étage.
Les paliers intermédiaires exhibent la même porte étroite où l'on
accède l'aile opposée. Parvenu d'une cellule souterraine à cette
autre, en hauteur, je découvre mon codétenu, trapu, le front bas,
le poil roux : Dorimon. Sa voix est rauque. Seul avec Kragen en bas,
seul ici. Deux gorges rêches, deux haines sans écran, ce rouquin,
sournois, les lèvres au rasoir, l'œil glauque et vitreux,
par-dessous : je gagne au change. D'ici trente ans je le découvrirai
quoi qu'il advienne, dehors, indépendant, la paupière battante et
l'échine voûtée dans l'embrasure de sa porte, et je ne le
reconnaîtrai.
Tant
d'années lui auront plaqué, dartré le crâne, il sera veuf, entre
deux internements d'office. A présent, ce jour de décembre 52, Dorn
ou Dorimon m'accueille en maugréant, à reculons pour me laisser
entrer, poussant de brefs grognements de gorge : « Bienvenue ».
Nous occuperons lui et moi deux pièces de part et d'autre d'un
corridor au fond duquel s'ouvre la salle de bain. La première nuit
je pose sur le sol un matelas, un drap : « Tout sera prêt chez
vous, mettons – demain. » Les gardes s'en vont. Dorn ou
Dorimon baisse la tête en se frottant les mains : « ¡Feliz
Navidad ! Je parle
espagnol, allemand, français. » Sur le coup de minuit, les
Ibériques descendent en masse dans les rues, pour la dernière fois
avant l'exil.
Une
sirène couvre tout Tanger, tandis que la Casbah reste obscure : mon
récit n'en fera plus mention. A minuit, trois chapelles perdues dans
la ville européenne
recueillent une
poignée de vieillards perclus des deux sexes, et la population
profane, gorgée de victuailles, déferle Cours de France, au
croisement de notre rue. Tout le restant de la journée, tout le
soir, je les avais passés dormant, à même le matelas. Et le soir
même, penchés aux fenêtres, nous avions vu défiler sous nos
yeux le monde libre, ivre, soutenant à deux frères leur cadette de
quinze ans hurlant et vomissant, et lorsque tous les Andalous se
durent renfermés, la tempête éclata.
Dans
leurs caissons de bois, nos stores claquent à s'arracher - le vent
figurant le cri étranglé continu d'une femme en couches, et
l'anémomètre bloqué à 220 kmh. Il y eut des inondations. Des gens
moururent qui n'auraient pas dû, persifla Drüften : «S'obstiner à
construire à côté du fleuve ! on le leur dit pourtant ! »
Sifflement strident des martinets tout le lendemain. Plus jamais je
ne revis la foule de Navidad Cinquanta y Ocho. Tous les Andalous
s'enfuirent et ne revinrent plus. Lorsque j'enroulai nos stores à
l'aube, j'aperçus vis-à-vis, barrant tout, le mur ocre rouge d'un
vaste immeuble, fendu par quantité de meurtrières étroitement
vitrées. .
X
Quelques
jours s'écoulant révélèrent, ici comme en bas, l'impossibilité
où je suis à présent de relater nos existences prisonnières :
activité nulle, société nulle. Je ne communique ni ne parle.
J'ignore à quel nombre mon peuple se monte, soupçonnant les
autorités et gardiens de s'être ligués pour nous laisser dans
l'ignorance de nos forces.
X
Cependant,
loin dessous :
Profondément
gît toujours l'ancien codétenu Kragen, compagnon dans l'agonie.
Ceux de l'Ingonnen, ceux de l'Autorité, n'acceptent l'amitié que si
l'un des deux meurt. Les femmes ici n'ont ni lieu ni place, nul
accès ; ce sont aux carrefours d'éphémères contacts de pénombres
– chuchotements d'humains gardés. Kragen mort – à supposer
qu'il meure – je craindrai à mon retour l'imposition d'un
compagnon trop jeune – ce qui signifierait « C'est bientôt à
toi de partir » et l'on m'inhumera plus loin, plus profond,
enterré deux fois .
X
Sous
terre encore :
La
condition, la qualité de prisonnier sous terre développe comme chez
l'aveugle une lucidité, l'acquiescement. Est ce qui doit être. Es
muß
sein. Pas de
tricherie. Le soubassement. Toi
qui
sors à présent par les rues, dans le vent, toi qui remets à
Jérémie-Aimé la maquette de tes ondes sur indication et
recommandations de Daniel Tag, n'oublie pas. « Une bande
enregistrée de « Lumières, Lumières » - ma
référence. Qui
m'aura coûté tant d'efforts,
j'y aurai tant et tant
travaillé - qu'à présent je n'y tiens plus. Kragen l'apprend, il
en conçoit de la jalousie : « Devras-tu remonter en Surface
? » Quelques mots encore sur Kragen : il occupait parmi son
peuple de faux-jour la fonction si enviée de propagateur,
dans un studio
aménagé, Unterirdische
Rundfunk, la
Radio Souterraine ;
cette pièce enterrée de métal transmet
la voix de notre
peuple.
C'est
pour moi de la part d'Ingonnen une faveur insigne, malgré la
censure. De 16 à 20h.
Le
peuple souterrain
Je
suis redescendu revivre chez les mien, et je comprends pourquoi
chacun s'imagine seul, privé de toute possibilité de communication,
comme les chiens enclos dans les jardins de maitres – ils se
répondent cependant de loin en loin par-dessus les haies vives, par
leurs salves d'abois désespérés ; le seul espoir de tous ici est
de se concilier les bonnes grâces d'un humain. En vérité, nous
ressemblons à ces races maudites domestiques vivant et ne survivant
que dans l'attente et l'adoration ; ainsi les chats ne peuvent-ils
supporter le moindre contact avec ceux de leur race : ils les
griffent et les pourchassent.
Jalousie
de Kragen
Je
suis nommé nouveau propagateur au fond des terres et j' aboierai
dans le micro de mousse noire. Nul ne répond jamais à l'animateur.
Aux chiens fichés en laisse tenues par les chefs d'En-Haut, loin
par-dessus nos échines osseuses (Daniel Tag). J'accompagne Kragen
dans le studio. Il maintient sur son cou son carré de gaze, et les
couloirs sont pleins troupe : «Passez. » L'antichambre d'abord
aux murs garnis d'affiches, dont la femme accroupie nue de dos devant
le Christ en croix ; au micro je dis touche
pas à mon sexe, les
techniciens rient.
Le
lendemain soir je diffuse ma première émission.
Pourquoi je
suis entré en bonnes grâces : retour à l'avant-veille, en-surface
Jérémie
habite à T. une loge désaffectée ; par devant s'étend l'herbe
sale, sous de grands arbres souffreteux, parc négligé depuis les
guerres. Pour lui j'escalade le portail de fer, je passe le contrôle
dans un bâtiment trapu, éclairé de petits points vifs, « La
Salamandre ». Jérémie n'aime pas les hommes ; chez Daniel Tag
parmi les ombres, avant le passage à la baise en groupe, je n'ai pas
vu trace de lui. Jérémie-Aimé loge avec sa femme en guenilles et
sa fille de cinq ans : nous n'avons pas, sous terre, de télévision.
Jérémie la regarde : trois-zéro, mi-temps. Il me passe une bière
en boîte - « Pose ça là, sur la table » - c'est
mon enregistrement sur les serviettes au jaune d'œuf.
Jérémie me regarde, bovin, ivre. Je sens sur ma peau ces plaques
mauves qui passent au blanc par fortes contrariétés ; le reste de
mon visage se couvre de duvet, le sang monte à mes joues.
Sous
terre Kragen et moi formons
un saisissant contraste (il pense à d'autres choses). Il m'a choisi
pour compagnon parce que mes yeux sont rouges et mes paupières
vulnérables. A son insu souvent je m'examine : ma gueule. On nous
relègue sous un coin de terre, comme des morts pour ceux d'en haut -
« ce que je ne crois pas dit Kragen ; les mots que tu lis
devant ton micro portent chacun deux sens : le premier pour les
maîtres qui meurent un jour, et seront expulsés ; et l'autre
sens, que nous seuls comprenons. » Je comprends que je suis
sacré, mais c'est malgré moi.
Beuveries
et pétards
A
minuit la sirène en surface déploie ses ailes veloutées. Les
trompes rauques du port braillent en répons aux klaxons éraillés,
continus, sans répit, de la ville. Mon compagnon me dit qu'
« entassés sur les parkings, les Espagnols attendent minuit
pile et tout d'un coup déboulent Cours de France. » Des
farandoles de soûlards déferlent de part et d'autre en hurlant ; du
rez-de-chaussée tendant le cou nous voyons défiler de profil en
bout de rue la bacchanale vineuse. Notre gardien sarcomateux nous
souffle dans le cou en traînant ses pantoufles et mâchant ses
moustaches. Il se laisse tomber sur sa chaise paillée : « Si
vous passez le coan de la roue, dit-il, jé vous descends. » Il
tient sur ses genoux son PM de démobilisé franquiste.
Nous
progressons jusqu'à l'angle pour contempler de bout en bout le Gran
Paseo de Navidad. Nous
n'éprouvons aucune crainte, car si nous plongeons d'un coup dans la
foule, Pomarès ne pourra tirer. Dorimon me dit : « Méfie-toi.
Il est con. Il le ferait. »
(Rappel
: Kragen est mon codétenu d'en bas ; Dorimon, celui d'en haut.
J'alterne. Vous suivez ?)
Noche
de Navidad
Je
revois les femmes accourant des deux bouts du Cours de France,
agitant avec frénésie des arceaux de fleurs sur leurs têtes, bras
nus, complètement
bourrées dit
Dorimon.
Au
milieu des danses ronfletafond
les De Soto, les Ibarretas. Les machos
borrachos passent
le corps jusqu'aux couilles par les vitres, arrachent les roses en
s'écorchant le front, claquent le cul des moukères qui les
traitent de cocus et de maricones.
Cavalcades
hurlantes, imbibées, pétards, éjaculations de Campo
Lasierpe
à la régalade, les hommes sastiquent la zambomba,
calebasse trouée d'un bout de bambou qu'on branle à plein poignet,
qui grince jusqu'aux dents.
C'est
le seul soir où Dorimon rigole de l'année. Je revois cette grosse
pucelle vomissante sur sa robe à volants, raînée, portée par ses
frères qui la soulèvent par-dessus chaque massif de fuchsias - « Ce
ne sont pas ses frères ! - Tienes
razón
!
dit Dorimon – deux détonation sur nos têtes ¡Pomarès
!...¡
Pomarès !
- T'es
fou je
dis
-
nous regagnons nos places en bord de foule, les mains dans le dos
comme deux braves types qu'auraient jamais profité de l'occase, la
jeune dégueulante a disparu, la folie rompt les chaînese, l'air est
très doux puis le vent souffle et les femmes pour
une fois dit
Dorimon rabattent les jupes, les bourrasques forcissent, nous humons
trois quarts d'heure les
farandoles bestiales des exilés qui soudain se débandent, le vent
cette fois rabat les robes sur les têtes, bites et foule refluent
l'orage éclate sur les plus tardifs.
Dorimon
et moi, certains d'une prompte retraite (la cellule au troisième,
derrière) sommes demeurés pour tout observer : les
derniers clowns, parmi les confettis, pourchassent leurs cônes de
tête sous les coups de vent. « On rentre ! » crie
Pomarès de sa chaise, au pied de l'immeuble ; le cerbère se met
debout, tape au sol ses terribles pantoufles et tire son siège par
le dossier, PM sous l'aisselle. Nous escorte par l'escalier jusqu'aux
Drüften, homme et femme, qui nous remettent nos clés : « On
vous a fait confiance ! - Allez chier, répond Dorimon - puis, à
voix basse : que ce vieux con de Pomarès n'est plus foutu de
quitter son pas de loge. « Mais il est malade », ai-je
répliqué, « verdâtre ! il va mourir !
« Pour
sûr », dit mon codétenu - franchissant les derniers degrés,
je le reluque de travers : bien des années plus tard, j'en ai la
vision soudaine, cet homme engloutira bière sur bière en compagnie
de son épouse Elisabeth que je ne connais pas, destinée à crever
d'un cancer au cervau CASUS
INOPERABILIS
de la taille d'une orange et l'éblouissement s'en va, derrière nous
la porte se referme à double tour, tandis que le Vent d'est (trois
jours, sept ou neuf) secoue déjà les stores pris dans leurs
caissons comme des morts épileptiques - Dorimon se fourre au lit, je
reste contre les carreaux, les cartons volent avec les tôles en
pleine nuit sous les réverbères aveugles ; sur une borne dans les
bourrasques deux clebs copulent en titubant, je me couche sur le
duvet de sol, honteux de bander.
Mon
codétenu se tourne en geignant sur sa couche et je descends les
stores dont la manivelle rue à me briser le poing ; les lattes
libérées tour après tour branlent dans leurs glissières avec un
vacarme croissant, ça bat, ça hurle -
ta gueule je dors
vocifère le Veuf qui ronfle, et le vent se fait immense - je vois
d'avance Dorimon, Elisabeth, roulant sur les canettes et vomissant
l'alcool - je me suis relevé dans le noir. Le lendemain dans le
ciel dégagé les martinets sifflent toujours en battant des ailes
dans les coffres à stores, ils rebâtissent leurs nids. Nous avons
appris que les cuillères d'anémomètres s'étaient bloquées à 235
kmh, 45 habitants de Soukh-Oumar ont disparu dans l'oued - « On
le leur dit, pourtant que c'est inconstructible ! on les aura
prévenus c'est bien fait pour leurs gueules. »
Sous
terre : éléments de réponses
Dans
l'antichambre souterraine où je demeure prisonnier, j'observe au mur
le poster mal collé, rayé noir et blanc par le store. Je distingue
Madeleine agenouillée de dos devant le Christ en croix ; Jésus dans
un rais de lumière lève au ciel un visage figé de plaisir – je
reconnais le nez saillant, les pommettes et les coins tombants de la
bouche, et Sa hauteur en entrant dans la mort. Quand j'ai fait mon
entrée dans la salle aux micros, ils m'ont lâché Liz dans les
pattes comme un chien –sans Liz la
radio s'enLiz – laide, encombrante,
inefficace. Je suis un bouffon toléré.
« Reste vivant » me dit mon introducteur main pressée
sur la gaze, «inspire lentement, accède au monde » - Kragen
tousse - je n'aime pas à mon micro l'humour que je fais.
T.
(Maroc), sur terre
Les deux Drüften assermentés
de surface nous apportent le Plateau Captifs. Cela se mange ; ils ont
tous deux passé l'homme la vareuse de gnome à bonnet de mineur, la
femme la superposition des jupes. Monsieur a peint ses lèvres en
rouge et se dandine, les rides colmatées de plâtre cosmétique, et
j'entends en contrebas, contre la porte en bois, les clabaudements de
chiens prisonniers. Pour flatter le Vieux nous l'insultons « vieille
tante, charogne», et sans répit dans le coffre à stores les
martinets s'envolent et reviennent en sifflant, assourdissants.
Kragen
et moi
C'est
face au néant que l'homme éprouve au plus fort sa puissance.
Kragen me somme de répondre en me passant sous la torche murale,
par-dessus le bar, de petits messages froissés ; il ne peut plus
s'exprimer autement, sa gaze autour du cou s'imprègne de bave ocrée
: « Définis-moi
littérature, dimension
littéraire » -
ces mots que j'ai toujours aux lèvres. Je réponds qu' « [il
est] trop proche de la mort pour savoir. - Tu es facile »
répond-il, « facile ». Une quinte le secoue, la gaze
mousse, un filet de sang le balafre. Cultive
ta haine écrit-il,
sauve l'homme.
Je pense à Jérémie, grâce à qui j'ouvre mes micros, lançant ma
voix dans l'infini des galeries ; mon maître a toute licence d'aller
et venir du sol au sous-sol par ce monte-charge des mondes, sur
la Terre et sous Terre. En
haut sont les chefs de l'Ingonnen, en bas les Enfers - Inferi,
Inférieurs.
Jérémie
si je m'adresse aux détenus d'en bas passe à pied dans mon dos sur
les tapis sans me voir. Lui qui vit à demeure en atmosphère
ventilée, avec des femmes en chair qui font des enfants et pochent
de vrais œufs
; malaisé de lier connaissance. Dans ma cellule à l'insu de Kragen
je me vois au miroir mural : très sale
gueule. Kragen se tourne sur son bat-flanc : « Qui hais-tu
? - je
pense donc je hais. Il
écrit «amour, bâtardise, anecdote et fromage» ; il écrit sous
l'ampoule nue, appuie sur le crayon, déchire du papier, passe les
feuilles une à une sur le bord de pierre, « le bar » :
Sauve-toi
seul au moins. Je ne te parle pas de femmes. En
effet Kragen ; ne me parle pas de femmes. Je suis très timide mon
ami. Tu es plus atteint que moi. Je relis tes mots raturés.
Tu soulignes, comme on
barre.
T(ANGER) – PRISONNIERS D'EN
HAUT – ME RECEVEZ-VOUS ?
PROGRAMME :
Beethoven ; le violoniste
sans talent ; quartier des femmes, la mère de Christian Labotte,
« Et t'aimer follement », l'Américaine et son boy-friend
: « Elle rase » - Grande et Petite Babette
; Dorimon m'enseigne quelque chose et moi le Cartodep, Jeu de
Société.
Nous vivons Dorimon et
moi des semaines de pluie d'hiver. Plus de sortie même en laisse
(Drüften Mijnheer och Madame, Señor
Pomarès y ametralladora). Notre rue, Balzac, large
impasse, n'a que deux immeubles : nous et le bâtiment rouge en face,
vue de dos (briques sans grâce, bouchant la vue, fenestrons décalés
par étage en quinconces, meurtrière par où je vois le vieux qui
joue du violon sans fin ni talent – c'est un bien patient
professeur qui vient deux fois par semaine, pièce nue, pupitre au
centre. De chez moi je guette d'en haut, passants poussés par les
averses, rasant le cul d'immeuble - pas d'entrée - deux autres
chiens qui s'accouplent, peut-être les mêmes.
Crépuscule
et masturbation. Deux humains baisent sur une borne, vite, pour de
l'argent. « Pourquoi es-tu taulard ? - A ton avis ? » Je
n'en ai pas. Je connais son avenir. C'est une grâce qui m'est
advenue. Ce sera dès la mort de sa femme. Je ne l'explique pas. Il
ne la connaît pas encore. Dorimon passera par l'asile. Chez les fous
près de Gap. Inutile que j'en parle. Que je lui révèle. Mes
visions plus précises de nuit en nuit. « Pourquoi regardes-tu
toujours en bas dans la rue ? il n'y a rien à voir. » En me
penchant, à gauche, j'aperçois la lisière du terrain vague et de
la ville, où s'achève notre rue Balzac. Dorimon me déplie des
projets d'urbanisation, les rues en pointillés déjà baptisées :
des crêtes poussiéreuses pour l'instant
parcourues
par les ânes, entre les fondations carrées qui se remblaient pluie
après pluie. « L'argent manque » dit-il (d'après les
journaux fournis avec la soupe : Echos
de Tanger – pour
moi Les
Nouvelles d'Alger ; il
s'étonne parfois de mon ignorance : « Je suis enfermé
Dorimon, sous la terre comme ici. » Il ne répond pas.)
Un gosse à poil au crâne
ras monte au galop le talus raide, une pierre acérée frôle sa
tempe à une ligne de la mort – il détale en sanglotant -
« Comment es-tu venu ici ? » - j'esquive ; à vrai dire
nul ne sait pourquoi on l'enferme.
Quand
Dorimon ne lit pas Les Echos il se muscle ; se coince
un Bullworker à coulisse dans l'épigastre et pompe d'en bas
sur l'angle supérieur du chambranle. Puis sur le ventre. Il
transpire. Me tend l'appareil, je décline. Je lui enseigne un jeu de
société de mon cru : le Cartodep ; une carte de France
départementale, 52 cartes, deux dés. But du jeu : s'étant
chacun approprié un bout de territoire intitulé département,
cerner celui de son adversaire en annexant, par une série de
coups de dés, les départements limitrophes, jusqu'à étranglement
total, sans oublier de se préserver des attaques de l'adversaire.
Avantageux : la Côte-d'Or, la Dordogne, sept départements
limitrophes. Dangereux - le Finistère : bloqué le Morbihan,
bloquées les Côtes-du-Nord, Quimper asphyxié capitule.
Nulles hostilités par
voie de mer ne seront envisagées.
Pas de secours de
l'étranger.
Moi j'aime bien les
guerres civiles.
Le « go » c' est
la même chose. Mais sans la guerre.
Par la meurtrière en face
sur trois rangs, percées dans le cul de l'immeuble en briques –
par l'une d'elles sans rideau – toujours le même spectacle.
Situation :
« Un petit homme
ordinaire dans sa pièce nue joue du violon debout deux fois par
semaine devant son pupitre, près du même professeur immense, blond
et patient, reprend sans cesse les mêmes mesures. Nous n'entendons
rien d'ici. Obstination, lassitude et résignation : les efforts de
l'élève restent. La leçon terminée, les deux hommes s'en vont ;
la pièce reste, sans autre meuble que le pupitre en cuivre sur le
parquet brun.
Ma chambre donne sur la cour
fermée de trois côtés ; le quatrième, par-dessus le mur, sur un
terrain vague, poussière et chardons, et si je penche cette
fois la tête vers la gauche (balcons verts, volets clos) j'aperçois
en oblique les fenêtres de Vrouw en Mijnheer Drüften, nos
sénilesgardiens. Et leurs trois chiens demeurent silencieux.
X
Rapport courant sur nos
incarcérés de Dessous-Terre
Daniel
Tag (rappel : chef, cheveux blonds plaqués, lunettes métallliques)
: parle de communication ; de concorde. Je hurle au micro, vu de dos
par la vitre intérieure. Je chante. Liz mon
auxiliaire, COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 14
piquante et haïssable, ne me
hait point pourtant. Juste sa sale gueule, c'est
tout.
L'émission
de ce jour
portera sur Biély, auteur de
« Petersbourg »: « Une
œuvre
« fulgurante »,
«décalée», « toute en haine rentrée », « boursouflée
d'incessants calembours » - Liz dans
mon dos, abat les lourdes tâches imposées par le chef. Sans
Liz, la radio s'enLiz – mon
slogan paraît-il n'a pas plu.
X
Retour
en surface. Matinée de soleil,
tous les matins soleil. Nous sommes secoués de cuivres par les
fortissimi du Troisième Mouvement : l'Américaine
encore, Daïena, toujours ignare, face deux avant la face un (Fifth
Beethoven's Symphony) je me
lève, me lave, m'habille, sikonomè, plinomè, dynomè;
par les fenêtres ouvertes côté
cour je vois la sexa platinée, ridée, svelte, les mains veinées
diaphanes sur le balcon vert : « John ! John ! » - éphèbe
dont j'entends de loin dans l'ombre les protestations excédées,
précieuses et nasillardes au-delà des plantes vertes : just
coming, dear ! just coming ! Et
tout ce temps que nous vécûmes prisonniers rue B., Dame Diana,
nouvelle reléguée, chaque matin
s'est obstinée à inverser les faces A et B de son microsillon,
direction Carl Schuricht : deux derniers , deux premiers mouvements.
Nous
ne serions jamais descendus lui révéler, pour nulle chose au monde,
à la Vieille Pathétique, son manque de sens musical – comment ne
pas se hérisser sur cette fausse ouverture absurde quatre
fois sol aux trombones ? … la
symphonie la plus connue au monde...
Obligeamment
les Drüften nous informent : « Diana Valdez, Américaine
d'origine argentine, se fait tromper par son Johnny : chaque chemise
offerte se fait reluquer le soir même dans une boîte à tantes,
sous les sphères tournantes. Plus bas la Veuve Biotte, ou Biord, 36
ans, qui dès l'enfant couché se touche en douce à sa fenêtre,
sous la rambarde verte du balcon. Dans l'aile en retour je vois juste
en face, accoudé, les parties de cul d'un homme et d'une femme dont
le cadrage découpait pieds et cuisses imbriqués, dans les éclats
de rire, et la musique fait :
De
t'aimer-er follement / Mon amou-hour
De
t'aimer-er follement / Nuit et jou-hour...
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 15
Subway-Studio
Mes
lèvres collées à cette boule de mousse noire.
(« Nous
allons lui jeter ») - la femme dans les pattes.
Le
Chef Daniel se fait pousser le bouc, pointe pékinoise, traits tirés,
teint laqué, lunettes étincelantes: « ...vous présenter
Liz ».
Une femme sous terre comme j'en voulais tant, moricaude et vierge,
touffe hirsute aux tendons adducteurs jaunes et raides en pattes
de poulet. Perpendiculaires à l'axe du losange et qui blessent.
Daniel Tag me désigne la table de mixage, ses curseurs dans leurs
glissières. La bouche de Liz
maquillée «Vieilles Guignes » Old
Mazards pourpre
et fripé au fond d'un bocal. Prolixe sur l'accessoire électronique
et succincte sur l'essentiel - je ne comprends ne comprendrai pas
grand-chose «pourtant c'est évident » répète-t-elle –
poser les disques, lancer la voix, je commets faute sur faute.
Derrière
moi dans sa cage vitrée Liz disparaît, Daniel Tag
m'observe, bonze homosexuel aux tifs plaqués.
Surface
Dorimon
et moi, on nous prend pour des pédés.
« On »
?
Chacun
sa honte.
Deux
femmes en
même cellule auraient fait moins d'embarras.
Le
vieux Drüften, seul, ou flanqué de sa vieille, nous délivre :
« Promenade ! » Nous trébuchons dans leurs pas de
vieux, pantoufles traînées sous les murs carrelés du Treppenhaus -
leurs grands chiens muets descendant derrière eux dans le
cliquètement des pattes et les mugissements du vent, queues dressées
– il nous remet sur le trottoir au Portier Pomarès – Verdoso,
Verdâtre, qui nous accompagne PM au poing, ce matin Beethoven m'a
tiré violemment du sommeil – premier mouvement, premier
mouvement you ignorant woman ! - Dorimon parle
sérieusement de nous tuer «Qu'est-ce que tu veux que ça me
foute ? - Señor Pomarès, por
favor, conduisez-moi chez le marchand de musique » le
portier prend son arme.
J'ai
fait l'acquisition de la Cinquième que j'ai passé à toute force à
la fenêtre de la cour, dans le bon ordre – puis la Sixième
et la Septième, que j'ai achetées moi aussi.
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
DOUBLE
PEINE 16
Transfèrement
Sous terre je dors douze
heures sans relâche dans une alcôve en pleine paroi – enfeu :
« niche funéraire à fond plat pratiquée dans le mur
d'une église afin d'abriter un tombeau - les plus beaux se trouvent
à St-Mer(d) (Corrèze) » - en vérité sous terre je vais
bien. J'étouffe et c'est bon. C'est à l'heure du coucher sans
soleil – extinction des feux ! extinction des feux ! - que
je me sens soudain pris d'une irrépressible exaltation. Je mourrai
en faisant des projets. « Tu es un peu jeune » dit Kragen
(canule trachéique, gaze tachée de sang voix rauque) – d'autres
près de moi rêvent depuis l'enfance, ils se sont brodé une immense
fresque : personnages récurrents, variantes, séquences dédoublées
– puis s'endorment.
Ils se repassent les mêmes
épisodes et dorment.
Sous terre, juste ma
journée. Ma sainte journée. « L'examen de conscience »
dit le chrétien – au fond de galeries où Dieu sait bien que je ne
vais jamais. Rien de tel qu'examen de conscience pour rater sa
nuit. Liz m'espionne dans mon dos derrière la vitre.
« Secrétariat », « Studio », « Personnel
autorisé » : les espions entravent les guerres dit-on ? mais
nous avons été vaincus. Liz est une vraie femme, tout sexe et
ongles. Je parle d'elle au soir, sous le flambeau qui charbonne :
Kragen ne peut presque plus se mouvoir ni parler, me passe ses
messages sur le mur intérieur à mi-hauteur en ciment juste sec :
c'est sur ce rebord de barman que nous plaçons parfois l'échiquier,
le Schachbrett, pour de longues, interminables parties (dont
nous notons le soir les schémas sur papier froissé).
Kragen s'exprime peu pour ne
pas expectorer à grand-peine et douleur les glaires pulmoniques de
sa gorge râpée, trouée, sanglante. Il rédige à la plume ses
petits billets, d'une écriture tremblante et grêle. Aux échecs la
règle veut que trois fois reproduites, les mêmes positions
entraînent partie nulle nous le prononçons en même temps.
Kragen regagne son fond de
cellule et par gestes cérémonieux change la gaze de son cou. Sa
respiration siffle et je me détourne. Avant la nuit, réfléchir à
tout cela. Sous terre je me souviens d'au-dessus. En-Surface je vis
dessous. C'était dans la fournaise optique du carrelage - les
murs, le sol des corridors, les marches et jusqu'aux contremarches –
du carreau blanc dans la lumière – nous avons croisé, Dorimon et
moi, ce jeune homme malingre, efflanqué, menotté, deux gardiens de
part et d'autre l'acompagnant de front – gare, gare ! - en
plein jour ou de nuit captivité partout ; le jeune homme là haut
leva sur nous son regard.
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
DOUBLE
HAINE 17
Le
vent se remet à houler. « Au-dessus de vous on a logé toute
une famille. Ils s'engueulent, ils traînent des meubles. » Le
vieux Drüften tend au plafond son index merdeux : bruits de pas,
homme et femme (ces derniers plus pressés) - « Ils n'ôtent
pas leurs chaussures ! écoutez ! » Il se lèche les doigts. Le
père de famille pianote La
méthode rose.
Il engueule ses gosses : « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes !
Marie-Paule ! Tu nous fais chier ! - Vous entendez? » Drüften
ridé comme un vieux con rabat le couvercle dentelé. Au-dessus c'est
le lit, c'est l'armoire qu'on traîne. Le plafond tremble. Ce
n'est pas le moment murmure
Dorimon de
revendiquer. Le
lendemain le Drüften, hilare, nous fait mener aux femmes dans le
grand immeuble rouge. S'il
n'avait rien dit, râle
Dorimon, jamais
je n'aurais entendu les voisins – le piano, Jean-Pierre,
Marie-Paule - par
bonheur le vent se lève chaque soir ; nous enveloppe, estompe nos
souffles, car désormais nous dormons côte à côte, habillés,
raides, sans nous toucher.
Les soirs où le grand air
circule à 120 nous restons pétrifiés, les yeux grands ouverts,
sous le tonnerre itinérant de Gibraltar, hurlements éternels du
fils d'Alcmène forçant à coups de pieds l'isthme d'Afrique. Le
lendemain, nous le savions, le 33t. ee Beethoven éclaterait une
heure plus tôt que de coutume. Face 2 d'abord...
Droit de visite
Nous
sortons du BALZAC, le cancéreux Pomarès dans les reins (P.M)
jusqu'à l'autre rive, à travers vent. Vitrines frémissant sous le
blanc d'Espagne, borne fixe où les chiens de nuit copulent.
Contournant le pied de l'immeuble nous franchissons le porche
houleux, sous son architrave de marbre. Pomarès nous place dans
l'ascenseur, j'entrevois dans cette mécanique d'innombrables
possibilités d'évasion. Dorimon ne songe pas à fuir. L'ascenseur
donne directement dans un salon de femmes ; Dorimon s'empare de la
plus charnue qui l'entraîne derrière son rideau sur un coin
d'édredon. Ma pute à moi devient mon amie, d'emblée : j'adore ces
femmes. J'abaisse le haïk et lui prends les deux seins, fermement.
Elle
me fixe, je suis curieux, elle bat de l'œil,
mon bras retombe, nous nous sommes assis, je ne sais plus de quoi
nous avons parlé. Pendant ce temps de l'autre côté des tentures
les secousses révèlent l'accomplissement de l'Acte : ma pute et moi
baissons la voix, je relève le bras vers sa boucle d'oreille : «Un
souvenir ! - Tu rêves, connard. » Je me suis emporté -
l'abstinence, vous comprenez. J'ai voulu arracher la boucle et le
collier, elle s'est défendue, Dorimon sort en se rebRainiertant, je
n'étrangle personne, les deux filles ont remis leur voile, plus tard
la mienne a prétendu que je l'avais serrée, c'est faux, Pendant
trois jours Dorimon fait la gueule, jusqu'aux vieux Drüften, les
gardiens, qui se méfiaient, leurs chiens grondant, franchement,
c'est exagéré.
Sous
terre. Jérémie, moi. D'autres femmes.
L'Ingonnen
obtempère aux réclamations : l'intensité sera augmentée, afin que
Herr Kragen, Monsieur Col, agonise dans le confort. Chaque jour au QG
Souterrain d'Emission, Liz entre dans mon dos, le gros Jérémie me
salue, sent la bière, je capte leur reflet sur la vitre intérieure,
eux le mien. Je reste sous tutelle et je veux acquérir de la
considération. Sinon du gros que j'aime du moins de la femme, Liz.
J'écris à Jérémie : « Par l'Ingonnen. Destination
Surface. »
Je n'abdique pas. Ma prose est noble. Jérémie se dit, devant sa
table tachée d'œufs : « Ce type se fout de ma gueule. ».
Il écrase son verre au sol. « J'en ai ma claque de ces
pédoques qui veulent se faire sauter. » Il décachète :
Jérémie,
la route s'encaisse – tu ne comprends rien – tu crois à la vie –
ton ventre roule quand tu marches »
Jérémie lorsqu'il descend sous terre ne me salue plus.
Il
s'est payé des lunettes cerclées Sécurité Sociale. Kragen me dit
que c'est peu de chose de penser à lui : « Le présentateur
que je fus ne sert plus à rien. La vue va lui baisser comme à nous
tous
sous terre. » Kragen voit plus loin que moi dans les ténèbres
: des formes et de la poussière. A ceux qui lui murmurent « Cet
homme mourra de trop d'indulgence » Kragen répond : « Mes
solitudes sont immenses. » Il faut lui tenir compte du noir des
parois, de la fumée des torches, et de cet étau dans la gorge. Il
n'existe pas d'autres existences que lui sous la terre : en vérité,
il ne les sent pas . (ce document est antérieur à
l'installation de l'électricité au quartier des relégués). Tout
homme qui refait le monde - doit souffrir.
Surface
Je
convaincs Dorimon d'ajouter foi aux prophéties que je lui révèle
après nos coups de dés ou les cartes tirées - la règle n'est plus
connue que de moi-même et de mon père, qui mourut. Tu
épouseras Liz que tu ne connais pas, nous serons séparés - Je
l'espère bien dit-il. « Tu
auras d'elle deux filles, Diang, Evita. Tu resteras veuf, d'une
tumeur cérébrale dont elle sera grosse, dont nul obstétricien ne
l'aura délivrée : ce sera de la taille et de la consistance d'une
orange. Supposé m'écriras-tu
que ta femme ou toute autre
personne attrape –
ça ne s'attrape pas - un carcinome encéphalique – un
temps : évite à tout prix le protocole de Clermont qui
prolonge d'un an la patiente au prix de mille souffrances. »
Dorimon se tait en frissonnant et nous encerclons nos possessions
respectives, piquant au cœur des préfectures nos petits épieux
d'allumettes, verts et bleus.
Comme
il veut aussi m'enseigner quelques tours, il pousse à toute force le
ressort télescopique d'un Bullworker,
puissamment calé
dans l'angle supérieur de l'embrasure -: à s'en péter le biceps ;
et dans le séjour, traînant la table, il m'enseigne les jetés de
judo, se
recevoir sur tout le plat du bras pour bien répartir le choc. « On
épatera les gonzesses sur la plage. - Tu veux t'évader ? » A
son tour il prédit : Tu
épouseras telle femme, qui te fera tant d'enfants, veuve à tel âge,
etc.-
selon que je retombe coude à gauche, à droite ou devant ; selon
telle douleur, expiration, grimace – contrôle
ton souffle.
Mais il calque à ce point sur les miennes – irréfutables
celles-ci – ses prédictions qu'il me vient pour lui de l'amitié.
Alors je me redresse, feignant de vives douleurs.
Puis
nous sommes revenus chez les femmes de l'immeuble rouge aux
meurtrières :
-
Les fauteuses de troubles nous dit le garde ont été expulsées.
-
En effet poursuit la Drüften en se grattant le crâne à grands coups d'aiguille, toute putain se doit de s'abstenir de toute répugnance.
-
-
Sinon saquée, dit l'homme.
-
Je suis timide, ai-je fait sèchement.
-
C'est elle qui engage l'homme à poursuivre, dit-elle, poussant sa
poitrine –
l'homme érige, la femme dirige.»
Nous
avons remercié notre vieille gardienne. « Voici » dit la
Drüften « les sœurs Babis ; ce qu'il y a de mieux. »
Nous avons retenu nos soupirs de soulagement ; nos visites au placard
masturbatoire se faisaint de plus en plus fréquentes : lequel tenait
toute une cloison de l'appartement contigu, vide, sur le palier. Nous
y avions accès, Dorimon et moi, clandestinement, à tour de rôle :
une clé tombée, subtilisée. Il restait là des meubles et des
coussins, et ce placard ou penderie gorgé de livres dont le Traité
de Gynécologie, que
nous feuilletions fébrilement, l'un ou l'autre, le mouchoir à la
main. Nous laissions là nos marques, bien que nous polissions de
l'ongle le tirage offset.
Je
repérais celles de Dorimon, lui les miennes, et nous évitions de
les superposer : misères de l'homme ! Je crus déceler pourtant
d'autres souillures : ce bouffe-bran de Mangonneau ne montait-il pas,
lui aussi; à l'appartement vide ? exploitant lui aussi notre
gisement ? Vers la même époque j'ajoutai aux paragraphes et croquis
cliniques un catalogue épais, broché, charnu, de lingeries
féminines, que je dissimulai à mon usage – bref, le temps que
les sœurs
Babis était
largement venu.
-
Ce sont des femmes très soignées, précisa la vieille Belge.
-
X
Babe,
23 ans, brune européenne, annonce d'emblée : « Moi, je ne
supporte pas la sodomie. » Ce qui signifia vite que nous ne
ferions que ça ; elle rit, nous tient tête et nous engueule : c'est
le jeu. Mais nous n'avons jamais pu faire
sandwich à
trois : l'un prend son tour et l'autre prend patience en observant,
de l'autre côté de la rue B. au même étage, nos rideaux
translucides. Sous nos yeux successifs, ce sont bien les ombres
parfaitement reconnaisables des Drüften, l'homme et la femme,
fouillant consciencieusement notre cellule, ou bien, d'un coin de nos
fenêtres, fixant les nôtres de ce côté-ci, où nous péchons
péniblement par alternance. A l'heure du retour, le soir, posant sur
notre table les plateaux qu'ils nous apportent, ils commentent
grassement ce qu'ils ont cru apercevoir de nous.
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 22
« C'est
insupportable » rage Dorimon. Nos vraies difficultés pourtant
commencent, dans l'immeuble rouge, avec sa propre fille. Une enfant.
Vingt ans ferme. Que sa mère forme dit-elle en l'asseyant sur
un pouf de Fez. Assistant aux ébats, tantôt morne et bâillant,
tantôt participante du geste ou de la voix. Dorimon et moi
disposions désormais tous deux d'inépuisables inquiétudes : au
lieu de commenter nos performances, nous formions des projets
d'évasion, de kidnappins et de séquestrations. Babs étant la
seule femme que nous connussions, croisant dans nos eaux solitaires,
nous sommes devenus jaloux l'un et l'autre. « Délivrez-nous »
confirmaient-elles, mère et fille ; « traversez plus
souvent notre rue - demandez à P. de vous seconder, offrez-lui
d'autres armes !
-
Illégal, rétorquait Dorimon. Que diraient nos camarades ? - Quels
camarades ? répliquait Babs. Pendant que j'allais seul chez les
Drüften, à l'entresol, me plaindre de l'exiguïté de nos
mouvements, de notre insuffisante culture et autres griefs, Dorimon
un jour introduisit les Babs à l'intérieur de notre appartement
cellule. Nous les avons séquestrées, sous les yeux fermés des
Drüften. La fillette s'enchanta de tout un lot de diapos sur Tanger,
Rabat et Marrakech : « montagne et océan », « poussière
et or », sur une musique indicible, arabo-andalouse. Nos
destinées désormais sans contrôle, une vraie femme qui ne refuse
pas, une fillette trop souvent témoin de nos ébats - nous
méritions à présent plus que jamais, éclaboussés de honte et de
boue, notre Prison.
Que
les vieux gardes, que Pomarès, s'avisent seulement d'ébranlent le
secret, et nous serions tués, mais nous n'éprouvions nulle crainte.
Pomarès tient à la main son P. - M. et nous crache ses insultes sur
tout le trajet, de notre cellule au grand bâtiment rouge.
La
gardienne Drüften traduit à mesure, et nous n'avons rien vu de plus
suave que cette écume aux lèvres du geôlier, convulsivement
cramponné à son arme, tandis que des joues roses pomme de la
vieille s'écoulaient d'une voix flûtée les épithètes les plus
ordurières. Mais il ne nous a pas flingués. La fillette pour elle
n'a rien compris, et deviendrait folle ou peu s'en faudrait. C'est
ainsi que disparurent en définitive, éloignées à tout jamais, les
deux femmes, l'adulte et l'enfant, de nos deux vies bousculées par
le gardien chef Pomarès qui sacrait en pur castillan vous
purgerez double peine - ¡
Ya váis a cobrar el doble !
nous reçûmes alors en pleins tympans – la scène se passait dans
l'escalier - la Cinquième, pour
la première
fois
dans le bon ordre. L'éclat
de Pomarès ayant ainsi retenti jusqu'au dernier étage, il ne fut
plus jamais question de raffermir ces liens fragiles COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 23
et
progressifs que nous avions tenté de tisser avec les autres
prisonniers : dans tout établissement pénitentiaire, les violeurs
d'enfants sont appelés ceux
de la pointe et
mis au ban : voleurs, braqueurs, maquereaux, ont leur honneur. Les
pointeurs
se
font tant violer à leur tour qu'il faut les reléguer isolément, et
sans relâche les transférer. Dorimon médite l'évasion. Nos mois
d'été s'écoulent.
Sous
terre, ce qu'ils ont pensé vivre
Ici
ni femmes ni musique audibles ou dignes d'amour ; juste ces
prétentieux maîtres, qui si nous déplorons de ne pas « pouvoir »
nous répliquent « vouloir » ; qui nous enjoignent, nous
exhortent, au lieu de remédier à nos douleurs. Monde sans enfants,
pourri de Penseurs – comme ils aiment se faire appeler.
Note
de service
« Il
faut aimer les autres hommes. Tout ce que la régie compte
d'animateurs » - il y a en donc d'autres
? ...qui me succéderaient ? « Notre
base émettrice fut fondée par suite de la Grande Reddition, pour ne
pas écraser le peuple vaincu, et lui laisser Sa Voix sous le creux
de la terre. »
Trop
d'hommes gravitent autour de moi (Kragen est d'un autre registre),
que je m'entraîne à ne pas désirer. Tout est prison, souterrains ;
chauves-souris, vespertilions, vampires. Je tremble aussi d'inspirer
du désir ; celui qui bandera pour moi sera castré. Quant à ceux de
mes rêves, je leur ôte le sexe, leur donne force et chasteté. Les
femmes ? quelles femmes ? Elles n'ont aucun droit à me dominer. Pas
elles.
Parole
de Liz
On
me l'a mise entre les pattes.
« Je
hais cet homme. J'aurais voulu rester indifférente. Je l'aperçois
de dos penché sur le micro. Toujours incliné. Pas un ne
m'ordonne de coucher avec lui. J'ai choisi Daniel, Daniel Tag ; cela
me fait l'effet dans le cul d'un rouleau de beurre frais. Quant aux
Vaincus, nous les voyons peu.
Parole
de Philippe Maertens
C'est
celui qui vous dit tout :
« Tu
t'imagines, Kragen, qu'ils vont me remonter, comme un cheval fourbu,
aveugle, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 24
celui
de Germinal, englouti sans retour, la sangle sous le ventre.
Or voyant Jérémie là-haut sur terre, ses yeux capotés, ses plis
de bière sur le ventre, j'avais cru, voici longtemps, flotter avec
lui sur un seul fleuve - dis-moi si je mens, Jérémie, dis-moi si je
m'y prends bien. Je n'aime pas les enregistrements de moi sur la
bande. Si je respirais jusqu'au bout, posément, largement, le gros
air poisseux de ces galeries, la sagesse même regonflerait mes
poumons. Chacun vit, Jérémie, au-dessus ou au-dessous de soi. Je
décris mon amour interdit : barbe orange, des yeux de bœufs élargis
par la stout et nageant dans le gras des pommettes.
« Le
front haut et borné, le souffle fort. Il ne dit rien (« Wotan,
le dieu qui se tait ».) Face Large Europe sous le sein de
l'Ourse – je cherche l'amour dans le ciel - je suis sûr au moins
de ne rien trouver - ...et une Pureté pour le six, une ! »
TANGER
– Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait d'autres
La
chaleur est venue les premiers jours de juin. Les stores et la prison
nous protègent. Nous avons peur du jour, l'air chauffé s'infiltre
et imbibe la chair et l'esprit. Nous camouflons les vitres encore et
rien n'y fait : le chaud s'introduit comme le sable en un cercueil.
Le Vent d'Est se lève, brûlant. Dans la rue les Maghrébins portent
un linge à leurs lèvres. Pomarès l'Ibérique, cancéreux, ne sort
plus. De nouveaux gardes sont venus, en uniformes réguliers. Ils
nous parlent du temps, de la « météo ». Ils s'expriment
à travers voile, soulèvent le couvercle de nos plats semés de
sable -
«vous êtes mieux ici » disent-ils ; je réponds que « j'aime
[leur] humour ».
Ils
nous décrivent les quartiers, dont Dorimon se souvient. Quand ils
tournent les talons, Beethoven éclate ; cet hymne devient
notre supplice. Nous chantons, sifflons ces mélodies. « Je
pourrais les diriger » dit Dorimon. Alors le vent souffle sous
les portes et contre les fenêtres, et le sable ne passe plus. Je dis
aux gardes : « Le Vent d'Est ne durera pas. » Ils
répondent « 7, 14 ou 21 jours. - Nous aimerions sortir. -
Quand on aura dégagé les congères. » Je fais semblant de
croire à leurs congères. Un jour Dorimon me dit : « Pomarès
est mort. Je le sens. » Comment le sait-il ? lui qui ne sent
pas même la mort de sa femme à venir - finalement, le P.-M. de
l'Espagnol était bien sympathique, dans nos côtes, comme un jouet.
Plus
de femmes en surface non plus : défense d'aller dans la cellule
vide, en face, pour se masturber devant le dictionnaire médical. Il
faut peu de choses au Masculin pour rêver. Les gardes réduisent
avec nous leurs rapports. C'est le règlement. Si nous n'avions pas
touché de COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 25
filles
impubères, nous n'eussions pas été incarcérés. Je demande au
moins des photos, des catalogues de dessous féminins : « Nous
transmettrons », disent les gardes en replaçant à grand bruit
le couvercle sur la soupière (« par grande chaleur, la soupe
désaltère »). «Ne revoyez jamais » disent-ils « ces
vieux Drüften qui vous ont débauchés.
-
Ils sont suspendus dit le second gardien. - A cause de la petite fille dit le premier.Nous ne trouvons rien à rien répondre.
Emetteur
souterrain
Ordre
du jour -
Intérieur
nuit
« ...convertir
le présentateur de l'émission » (culturelle)
«Lumières, Lumières » - à moins d'exubérance, moins de
bouffonnerie. Personnalité complexe. A ne pas brusquer.
Multiplier les marques de déférence. Je ne suis pas un pion que
l'on déplace, observation du 12 mars 199. - Signé D.[aniel]
T.[ag] » - (« aux cheveux plaqués ») - pour moins
que cela Kragen jadis (monsieur «Col ») fut saqué comme un
malade ; et soudain tant d'égards pour M. Philippe M. ? « Le
chef, dit Kragen, rampe, comme nous autres... » - wem vor ?
devant qui ? ...signe de quoi ? Liz Savitzki aurait dit (parlant
de moi) « Je ne peux plus haïr cet homme ». Peut-être
que j'ai séduit Daniel Tag. Il m'appelle « Sergent Serpent ».
Je
mords à l'hameçon. Je recommence à rire, à m'agiter sur mon siège
à roulettes. « Que manque-t-il à cet animateur ? de croire en
la lumière. » J'observe le bouffon dit Liz – Daniel
Tag : la façon dont son regard fuyant glisse sur nos visages comme
une lame de rasoir - sans pouvoir empêcher (pourtant) nos yeux de
se croiser – de pupille à pupille. « Quel âne à Liz »
ajoute-t-il, - « votre émission indispose en haut lieu. ».
D'une voix vinaigrée, Tag me suggére « quelques
adoucissements ». Il faudrait que je m'humilie, que je
ressentisse une immense gêne d'avoir mis en œuvre de telles
audaces, et je m'y emploie, je l'enjôle, renchéris - je l'écœure.
« Il propose » dit Savitzki - Rapport sur Philippe M.,
animateur - « de moins parler ; de brider tout humour ;
d'admettre à son micro des invités, devant lesquels il s'effacerait
; de proposer ses textes à la censure. Aussi, Herr Daniel Tag,
tirons-nous tous deux de ce sac à merde. » Signé Liz.
Désormais
revirement total, immédiates exigences : puisque c'est ainsi, que je
me fous d'eux, que le moindre écart justifie d'immédiates
sanctions. « Hé bien hé bien », confie le chef à sa
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 26
complice,
« on joue son petit Couthon ? » (1755-1794 ; « il
organisa la Grande Terreur »).
Liz
a la fragilité même d'un accusateur public. Elle éprouve j'en suis
sûr dans ses étreintes une froideur totale, sous la barbiche du
chef, lunettes à petits verres ; et s'adonne, comme toutes, au
plaisir solitaire au sortir de l'acte, avec honte et détermination.
C'est la première femme au monde dont je suis certain, en vérité,
qu'elle se masturbe dans la résolution, l'autodérison et le
désespoir.
MALIK
M-MAT !!
Soudain
dans les rues déferle en surface une marée humaine - malik
mmat ! le roi est mort, malik mmat !
Nous autres Métropolitains cloîtrés casqués, nos gardes en
pleurs, Dorimon les yeux secs. Penchés malgré tout sur le balcon
dominant la foule effarée qui se hâte drapée de blanc vers la
Mallah, convergeant vers l'Oraison du Gouverneur - pendant des
semaines, en dépit des vacances d'été, nous attendons les décrets
d'amnistie. Nous renforçons les portes. La chaleur croît, la grâce
ne vient pas.
Rétablissement
de la promenade quotidienne
Trente-cinq
minutes avec les gardes. Ces derniers ne sont pas armés. Je
préférais le P.M. de Pomarès - vieux cancéreux jaunâtre, muté
d'office - nous déambulons le jour tombé, le thermomètre enfin
sous 35, fenêtres battantes au troisième, chez nous.
Musicales
Plus de Beethoven. L'Américaine,
le gigolo, sont à jamais partis. Ainsi en taule. Ainsi dans la vie.
Mets
la radio ! Depuis
que le Roi est mort, règnent sur les ondes d'infinis flots sirupeux
arabo-andalous : deuil national. Ou du classique européen. Juste
les heures, en arabe, en rifain. Je soupçonne Dorimon de feindre une
parfaite compréhension du dialectal. Nous demeurons silencieux,
recueillis : presque religieux. Reprenons nos parties de Cartodep :
victoires, défaites, équivalences... Aujourd'hui nous avons bien ri
: le bouton rond cranté transmet deux heures durant toute une
opérette d'Offenbach... Le programmateur n'y connaît rien –
classique, classique ! Donc, La
vie parisienne... Entre
deux couplets, je prédis à Dorimon d'atroces détails sur la phase
terminale d'un cancer à venir : son épouse Elisa, sur sa fin,
ressemblera à un crapaud ; il ne me croit pas. Il se marre encore :
« Offenbach ! Tu te rends compte ! Les cons ! Offenbach ! »
Il me projette COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 27
en
diagonale à travers chambre et vestibule. Je dois alors, comme il me
l'a répété, prendre garde à passer le chambranle en pleine
vitesse sans me péter le coude, à retomber bien à plat sur mes
avant-bras pour absorber le choc.
Espérances
La
grâce ne vient pas. Nous nous demandons si notre inconduite n'a pas
provoqué la mort du Roi. « Ces gens-là sont si superstitieux
! » Mingot le petit foireux – mangiatore di merda ! –
monte et descend toujours, flanqué de ses gardes, l'escalier
carrelé de blanc. Toujours au-dessus de nous les lancinantes leçons
de piano - « Jean-Pierre ! Tu nous emmerdes ! Marie-Paule ! Tu
nous fais chier ! » - en ce temps-là tout francophone
prononçait encore Marie-Paule avec un « o » fermé :
chameau, bateau, Marie-Laure. Dorimon demande comment le voisin du
dessus se démerde pour se soûler, par quarante degrés « de
chaleur, et d'alcool !». Je ris la première fois - puis neuf
jours de vent d'Est, plus que 30. Le Balzac secoué gémit.
Nous aidons nos deux gardes, retour de promenade, à déblayer sur le
marbre du corridor l'angle d'ouverture des portes : sable crissant
sous les volants de caoutchouc, semelles tapées, gencives agacées.
Au
dixième jour, le bruit se répand dans l'immeuble : « Le Roi !
Le nouveau Roi fait grâce !
-
Annoncez-le à Miss Valdez, disent nos deux gardes – elle est donc
revenue – seule - nous nous précipitons chez elle, dévorés de
curiosité :
My
God !
Une
grande blonde ravagée par la soixantaine, dans une grosse bouffée
de Ludwig van,
face striée, rayée, labourée de haut en bas de longues rides
vulvaires, cernes violets, masque et fanons violets, triple feston de
mentons mous –
my God ! mon Diou ! -
tournant le dos dans son parfum poudré, coupant net le disque –
pour la première fois, le petit diarrhéique ne mangea pas sa merde
sur sa tartine, à travers l'escalier tout émaillé de blanc
retentissaient de joyeux appels, et le piano se tut ou presque.
Gibraltar,
Gibraltar
Ils
nous ont tous menés hors la Ville. Imaginez tout le panorama du
grand détroit, juchés comme nous fûmes sur la Colonne sud
d'Hercule, flanc herbu dévalant sous nos pieds jusqu'au grand
passage bleu où s'évitent les navires – la rive opposée tout
escarpée aussi, mais sèche, à en crever – nos pantalons flottant
dans le vent. L'administration pénitentiaire a disposé ici sur
l'ultime promontoire, et dans l'ordre :
-
l'Américaine, son gigolo lui aussi de retour
-
la veuve du colonel Biord ou Biotte et son fils, Christian
(prononcez Chrich-chian) huit ans ;
-
les petits pianistes («Jean-Pierre ! ... Marie-Paule !... »)
et leurs parents – à jeun - sans le piano.
-
le fourgon d'où sortent à présent Babs, du Bâtiment rouge, et sa
fille, scandaleusement tendre – tous autant que nous sommes,
enveloppés, tout étourdis d'espace et de vent libre – jamais, de
si longtemps, nos corps n'avaient inspiré de tels souffles – en
vérité je ne pouvais abaisser ma poitrine, dilatée à l'extrême,
abreuvée de beauté. Ne manquaient que les anges – les flics en
fourgonnette azur – Dorimon se rapprochait de la femme, éphémère,
Babs, qui nous avait relégués en prison, et de sa fille ingénue.
Les
policiers tous descendus se marrent lourdement, Dorimon murmure à
l'oreille de Babs, qui baisse les yeux en secouant la tête, et la
petite fille accourt vers moi, qu'elle aimait bien, je pensais que
jamais je n'y toucherais, soudain il se passait quelque chose, dans
la douceur d'un mauvais rêve, Dorimon contourna le fourgon sans être
vu, faisant signe de la main - « Viens !... viens !... »
J'étais gêné, à peine j'avais eu le temps de contempler le Grand
Détroit, l'air libre et l'eau, le Rocher d'El Aktar, car même à
supposer que l'on me renfermât jamais dans un cachot, ma liberté
n'aurait plus eu de fin - malgré la vermine - et tandis que ma
bouche puisait encore à l'horizon tout le bleu, tout le libre, le
cou tordu vers mes splendeurs, ma main saisissait l'enfant et nous
avons couru; couru pour dévaler la pente au volant du fourgon volé
parmi les rafales et le fracas des tôles, tous gueulant dehors et
dedans, pas elle criait Babs pas elle ! - Dorimon
fonçait - « Vous vous aimiez » ironisait le juge, « Vous
vous aimiez ! » Les confrontations me trouvent silencieux, la
fille de Babs me fixe avec rancune, je fus astreint à suivre des
soins - « Pour le cancer, c'est cuit ; mais pour le sexe, il n
'est jamais trop tard : en tôle !
-
Docteur, combien de fois puis-je faire l'amour ? - Une fois par
semaine à votre âge, amoureux comme vous l'êtes – répondit-il
avec emphase, estimant peu afin que ses patients surpassassent
toujours ses prévisions ; je savais que jambes ouvertes l'épouse à
venir d'Alain COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 29
Dorimon
lui crierait de son lit « Je suis prête ! » et que
jamais il ne pourrait bander, ni donner du plaisir. Mais si je
racontais cela au juge, il me dirait Vous avez besoin de repos.
Au
sein du palais souterrain
Et
cependant sous terre les émissions se succèdent. Le calembour de
« l'âne à Liz » poursuit sa carrière. Kragen
éclate de rire en crachant ses derniers alvéoles. Il écrit dans
les spasmes : « Jamais » - souligné - « ni
Maerten » - c'est moi - « ni personne n'obtiendra la
moindre caution du Chef Tag » - « ni de ceux qui gisent
sous lui » - il existe donc, sous Herr Tag, une pyramide
hiérarchique, d'ombres conscientes - je dis « Je veux me
débarrasser du bouffon » Kragen répond « Tu es ce
bouffon ». « Plonge, plonge » crayonne-t-il
fiévreusement « ...qu'il ne soit pas question pour toi de
conquérir cette femme » - qui songe à cela.
Liz,
cheveux noirs, livide, seul auditoire derrière la vitre du studio –
si, j'y songeais, justement – qui sait ce qui se cache à l'autre
bout des ondes, là-bas, de l'autre côté de la boule de mousse du
micro ? Liz m'écoute. Kragen en cellule écrit comme on gratte sa
plaie, sous son ampoule à 40 W, assujettit sa gaze, renoue son
foulard. Le papier ne suffit plus, il émet sa langue à lui, agite
buste et bras dans son trou mal cimenté : « Elle te fera
passer par où elle veut, par tous les trous dans lesquels Tag veut
te voir ramper - cette
pédale décadente » - ce
cancéreux de la glotte ne veut donc pas crever ?
Kragen
entre en fureur sous son ampoule et se rue dans le sommeil. Avant
d'être transféré, je relis ces mots griffonnés : je ne me
soucierais plus de mes « compagnons de captivité », je
m'apprêterais à « trahir ». « On peut servir
l'idéal par la pitrerie » écrit-il mais « par trahison,
ou reniement, nul n'y parvient jamais parvenu » - sans blague
Kragen, sans blague ? Je prie, comme au Prologue
: « Gabri-èl,
« Dieu est fort », délivre-moi de tous, au-dessus comme
au-dessous. »
Séparation.
Retrouvailles.
Le
lendemain transfert. Dorimon ne m'apportait plus. Ne m'enrichissait
plus. Il me dit « Amen », comme « adieu ». Je
ne l'ai plus revu jusqu'en 2039, date lointaine, mon passé en
cendres. A Grönstadt-Universität, il souffre deux années pour
perdre son Epouse tout ainsi que je l'ai prévu, cancer encore,
cancer encéphalique, ce vieil homme ouvre sa porte, «...mais c'est
moi ! COLLIGNON HARDT
VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 30
ho
! Maerten ! c'est moi ! » - je ne le remets pas, voûté, crâne
ras dans l'embrasure – « moi
! Dorimon ! » Dans
ma tête Gavri-èl archange déploie tout le destin qui fut cet
homme, sa descendance (Eva,
Diana) et la
condamnation du père par ses filles en
jugement du tant
de telle
année. J'entre chez
lui : trente années de plus, délaissé, avec sa mitraillette à
crosse de buis, ses trois fusils couchés sur le râtelier en bois de
cerfs, « qu'ils y
viennent ! qu'ils y viennent ! - Qui donc ? je
dis Qui donc ? Il
répond par un vague murmure. Juste des mois et des années, sa voix
écorchée la veille dans le répondeur : ...n'est
pas là pour le moment – j'échappe
à son histoire, à l'histoire.
Analepse
« Vous
êtes arrivé ». La portière s'ouvre. Je descends seul. Dans
mon dos les Drüften, 72, 73 ans, transférés eux aussi, le détenu
et les deux gardes, qui ne crèvent jamais. Rue poussiéreuse à
l'autre bout de T., trottoirs défoncés, ascenseur à trois collés
à la verticale, je les sens je suspends mon souffle, à deux doigts
sifflent les câbles tout pelés frôlant l'habitacle vitré. L'autre
cellule est au sixième étage, les déménageurs éventrent une
caisse d'où tombe la paille et la cafetière ébréchée, bleu vert,
qui recueillait mon sperme par faveur spéciale.
Frau
Drüften s'en empare et la flaire.
Lettre
de Kragen
« L'interminable
agonie du cancéreux permet de parcourir toute l'échelle des
vanités. » Sur l'échiquier qu'il me tend aujourd'hui à
travers le passe-plat, Kragen pince du pouce un message ainsi rédigé
: « Je ne souffre plus de devoir enfin mourir » - il raye
le premier mot, je chiffonne tout. La partie se déroule avec faste,
j'interviens pour qu'une meilleure lampe nous soit attribuée,
tandis que là-haut Daniel Tag, informé, se lisse la mâchoire :
« Ce petit
progresse ».
Analepse,
suite
Aux
alentours de T., le vieux Drüften fut jadis ouvrier, très estimé.
« A force de crédit et de compétence, il est parvenu à se
faire confier la gérance [...] (...) tement, scrupuleusement - »
tout est écrit petit ; plus gros, en bas de son contrat : Il
traitera les détenus comme un père ». Tes
doutes tu lui confieras.
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 31
Les
ouvriers charrient les meubles, la vieille garde crie, le Drüften
mâle encule mon âme, plus tard il me promène au fond d'un vallon,
sous un toit de tôle en ruines : « Mon ancien atelier »,
je ramasse au sol de vieilles revues humoristiques belges, soudées
d'humidité, qui feront mes délices de prisonnier - aujourd'hui
j'emménage : « Tu seras maté » me jette le vieux garde
en se levant d'une caisse vide. Je demande : « Avez-vous des
filles ? » Il s'éloigneet me laisse seul. Dans ma seconde
geôle tout est clair, par une grande baie vitrée la seule mer en
vue est celle des terrasses - Dorimon, qui te surveille ? et qui
encombres-tu ? ...te raccompagnent-ils en Métropole, ta mère
est-elle encore au monde, etc.) - dans ma cellule lumineuse un petit
tas d'objets surexposés soit trois microsillons (Strauss, Messager,
Wagner), plus une boîte étrange très compacte et capitonnée,
contenant un accordéon d'Europe.
L'instrument
trop petit, deux
octaves d'étendue sur clavier droit, bretelles rouges à se meurtrir
les côtes et ventre rebiglant sous le soufflet : «...à chaque
prisonnier sera gracieusement remis le Chtoudennt
Fir afin d'améliorer
leur sort en nos établissements » - nos
établissements ! C'est
dans la cour pour peu qu'ils jouent à deux ou trois une
cacophonie à hurler, de
ces plats arpèges aigrelets juste bons pour les hameaux – je cours
donc au garde-fou du balcon, ne trouvant au sixième ni cour ni
vis-à-vis, et je joue pour le ciel et la lune : 1m 20 de haut sur un
demi de large parapet compris.Mes progrès sont rapides ; et par
l'ascenseur ô prodige !
il me sera possible de rejoindre la prison d'en bas.
Je
redescends. Radio.
Où
je suis en bas le même qu'au sommet, comme nous l'avons toujours su.
Sous terre, à ces 3 femmes que séparément l'Instance
nous délègue, je
n'accorde aucune prérogative : se succèdent la chanteuse, la
versifiante et la musicale, au sexe de laquelle je prête une saveur
d'endive, avec le nez en lame et l'accent traînant – comment
vous est venue l'idée de composer de si jolies chansons (de si
charmants poèmes) ?
Mon chien Pataud / A le nez gros / Et lève la patte / Sur les
tomates - ô terroir ! épargne-moi de respecter tout ce qui vit –
voir et être vu – sur
la terre comme au ciel.
Ici très bas je n'ai que l'écroué Kragen, moribond sans issue au
fond des galeries, à la dernière lampe ; en fin de conscience il me
voit comme une brume, ses derniers doutes sardoniques galvanisent
encore mes neurones en sursis.
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 32
Rainier.
Dorimon. Souvenirs.
Pour
le Premier du mois est arrivé Rainier, petit homme vert à la voix
de crécelle, Belge Lorsque j'étais enfant dans ma rue de surface :
ma préoccupation essentielle resta toujours de bien passer au large,
au large de la boîte à tantes, tout juste visible de chez moi en
me penchant à fond de mon balcon ; ils me hélaient au passage,
grossiers, fardés : « Viens nous voir - 'aji ! 'arrouah ! »
- du haut de mes culottes courtes je traçais en crachant la croix
chrétienne dans la poussière. J'ai pris pour rentrer chez moi cette
rue parallèle, m'imposant un long détour, passant ainsi devant les
émigrés de Mourmansk, aux cheveux blancs si transparents. Je ne
parvins jamais pas à séduire le fils afin de contempler la mère.
Et
je me demandais aussi rentré là-haut ce qu'était devenu à
l'ancienne adresse Mingot-Mâche-Merde, que ses parents forçaient à
bouffer sa diarrhée sur tartines, mon partenaire au jeu dont je
lorgnais, par le puits d'aération, le postérieur scrofuleux ; c'est
bien là de ma part un vif intérêt pour les autres. Rainier donc.
Petit, myope et méfiant – un mouton ? dormant dans un coin, à
même le duvet que j'ai fini par lui passer ? Un mouchard. Drüften
apportait sa soupe, vieux, patelin, son gros nez rouge surplombant
l'écuelle - artisan belge en retraite – il se prend, oui, pour un
agent hors pair. Le Rainier m'est profondément antipathique : à ma
grande honte - mais nul n'est maître de ses sentiments (nous
connaissons vous et moi ces amis traîtres, révélateurs de vos
faiblesses, de vos failles intimes, les sexuelles par exemple, à vos
pires ennemis – mes ennemis du temps d'avant se moquaient de moi
publiquement) - ce fut bientôt mon nouvel ami Rainier.
Ce
qui vient, ce qui se présente. Dorimon roux, le cheveu ras, le teint
brouillé d'orange. Mon nouvel ami Rainier pose le cul près de sa
pipe à côté des disques – il les sort de leurs pochettes,
les
laisse retomber d'un bruit sec : « Beethoven...! Messager !...
Delibes !... » avec la moue : même sac, même panier. « Ils
vont te mettre en liberté conditionnelle. » Décontenancer
l'interlocuteur par de brusques lacets : ce qu'ils savent bien faire.
Je reste incrédule. Rainier place mes disques noirs sur le plateau –
je vois ses lèvres roses sur sa gueule verte. Il esquisse des
mouvements de bras, de tête et d'épaules ; un air bourru,
désapprobateur – j'avais pensé qu'il s'efforçait de ressembler à
Beethoven – il battait la mesure en grognant. Il éclata : « OUM,
pah... OUM, pah... qu'est-ce que c'est que cette musique :
« OUM-pah... »
Beethoven,
un peu mieux, mais tout juste : « LA – pompe... LA –
pompe... » - et sur les Quatre Coups du destin : « La
pompe à mêêêrde, la-pom-pa-mêêêêrde... »
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 33
...Libre
à Dorimon de rejoindre plus tard, hors de moi, sa femme à venir
dévorée par
la tumeur – toute la partie gauche du cerveau – tous deux se
mettront à boire – les deux dernières années - les filles de dix
et six ans trébucheront sur les canettes – mon nouvel ami Rainier
ne me quitte plus, je suis sans abandon, privé de la moindre
solitude sans apprentissage – un
petit homme vert me veut du bien. Je
n'ai pas la capacité de plisser les yeux – tandis que la
disposition de cette pièce empêche qu'on s'abrite des lumières ;
l'automne se révèle cruel et lumineux, Rainier s'absorbe: « Que
fais-tu ? » - je le regarde brider ses yeux de rat au-dessus de
ses lèvres roses : « Tu changeras ma musique? » Je
dépends tant d'autrui.
La
façon qu'ils ont tous de confisquer, de m'obstruer comme un tuyau
pincé.
Le jour est proche où si Rainier se lasse, je me tue - la mort comme
un dieu : y recourir en temps et heure.
Antenne
souterraine
Une
haine rentrée - vulgaire, agressive, impensable, corps de
garde - est de règle absolue pour le présentateur : tout est
rédigé mot à mot dans son morne galetas puis il s'assied plud loin
face au micro sur le tabouret tournant, curseurs glissant sur la
table de mixage. Liz vue de dos vernit ses ongles, abat la tâche
administrative ; dans une histoire que j'écris un peuple fatigué de
race blanche en un pays comme l'Egypte antique se laisse envahir par
un second peuple, épuisé, de race noire, venu d'un pays semblable à
l'Ethiopie («pays des Visages Brûlés »). Nul ne croit plus
en rien, ni le premier, ni le second - deux fleuves alourdis,
confluant à bout de basse pente dans les sables. « Khyrs et
Tzaghîrs », tels sont leurs noms, Blancs et Noirs, et le titre
du récit. « Hélas » dit Kragen, tout rongé de cancer :
«Mon successeur diffuse mollement, dans un style avachi, les sujets
les plus graves : Déclin et mort des civilisations, Renoncements
économiques et tittéraire, Vie quotidienne ; La coagulation des
sangs nouveaux – pourquoi noirs ? Pièces confinées bâillant
sur d'autres pièces confinées, à l'infini» - vrai que mes
peuples, Mâle et Femelle, Noir et Blanc, se voient périr de
contagion l'un l'autre.
Se
contemplent et se contaminent les Blancs, alanguis, littéraires ;
femmes noires guerrières, affaiblies, croupissantes - (« les
véritables inférieurs sentent bien qu'ils méritent leur sort ;
ils se mangent entre eux dans leurs galeries »). Philippe
Maertens, animateur, peut bien bouffonner, pitrifier : les
souterrains regorgent de nous. Dénoncer la souffrance n'est pas
soigner. »
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 34
Surface,
dernière
Nous
avons débouché en pleine ville. Libres non évadés : Rainier nous
est venu de l'extérieur, service commandé ? Je découvre la ville,
Tanger, Maroc, c'est son nom. Cent mélopées du fond des
âges, litière à porteurs vêtus de peaux de bêtes, le
chant retenu de leurs voix graves - et six microsillons pour tout
bagage – marche à la délivrance – rue montante, sable et
gooudron, et les collines aux buissons verts piquants, souliers
sales.
Tu
verras une femme tu la reconnaîtras – on n'avait pas le droit
de m'enfermer ainsi au début de ma vie, si long, si long – c'est
une vaste demeure sur la crête, où se presse une foule qui danse –
les cheveux noirs et les yeux froids - et la chanson fait Poïsen
aï-vé-é-é-é-é-é – ce lierre empoisonné collant du
Missouri rongeant la peau des bras – modulation finale envoûtante
et non plate aaï-vé comme l'ont rectifiée pensaient-ils les
porcs adaptateurs mais la vera monteverdiana sulla finale et
tout est accompli, chante et danse au milieu de la foule et des
chambres bondées au sommet de la côté et l'hôtesse Babetter du
grand bâtiment rouge aux meurtrières il est tant d'ombres au bas du
ventre où s'ouvrent et se ramifient les femmes, autant de portes au
pied des murs aux clés perdues - soudain Babetter se met à hurler,
me vole la vedette devant tous, convulsée sur un grand lit rose dans
la chambre tamisée - avale, avale - vous l'étranglez - de
l'eau rien que de l'eau chagrin d'amour ? En vérité, une
femme ?
Ce
sont des sanglots, des hoquets, un glaçon, le soutien-gorge ôté
par-dessous, je découvre tant de choses et ces incalculables pièces
aux volets clos tandis que j'allume à mesure tant de lampes aux
abat-jour crevette, Combinaison
Cinquante-Trois le Vrai Sous-Vêtements Toutes Tailles. Rainier
me surprend à fouiller : « Tu quittes Babetter ? - Trop
femme. - Que sais-tu des femmes ou des hommes, Maertens, ou de toi ?
- Ou de la vie - qui m'a donc enfermé ? » Babetter si vite
baisée cessait enfin de sangloter sous l'abat-jour et j'aurais dit
mais n'ai pas dit « j'aime ton fond de teint, ton blush, ton
mascara ; sur les méplats cuivrés de tes joues plates de kazakhe
l'incarnation du cuivre martelé de vos ceintures acceptes-tu mon
bras »? - En vérité elle eût accepté dit Rainier. -Je
l'aurais serrée contre moi.
-
N'y pense plus » dit-il – répandez à présent la nouvelle
que j'aime torturer les femmes, les rendre folles sous les
abat-jours de soie rose – et seul je redescends la colline sans
congé, tandis que là-haut la fête bat son plein, serrant sur mon
ventre le mocrosillon volé de Stravinski, Le
sacre du printemps, portrait
du maître sur carton glacé - musique
: seule agitation permise.
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 35
Ce
ne sont plus les quatre coups de Louis Beethove [à la néerlandaise]
ni les cordes à l'unisson sous le Vent
d'Est
mais Stravinski aux parfums de bourbon, mon
cœur , étouffant d'espoir, bat : ni l'aventure ni la vie
je n'ai rien. Je me souviens des câbles d'ascenseurs frémissants
c'était le tremblement de terre aussitôt je
bondis aux premiers staccatos
du
Sacre
j'ignore
la danse mais je bats des ailes escalade les murs et me cogne en
poussant des sons entrecoupés rien
n'est semblable au plaisir de heurter ses barreaux, d'intensément
crier jamais je ne me suis senti plus libre qu'en cellule sur mon
disque volé bien payé de neuf longs mois de taule. Séjour lumineux
Main qui me guide impossible de me perdre.
J'écoute
jusqu'au bout, creux de l'estomac, faim et satiété, souffle
approfondi, plus tard j'ai vu la danse primitive tous en rond tenus
par les épaules dos de crabe à dos de crabe et pinces dessus
dessous - crustacé tressaillant multiple ingéré par son propre
corps – pulsion musique éternité
peut-être.
X
De mon balcon de pierre
blanche du sixième à parapet trop bas où je vis seul et dominant
la ville, oublieux (par accès) des tourments du jeune prisonnier que
je suis – vous ne savez pas mon âge - voici ma vie : au-dessus du
dernier palier trône au-dessus de la cage d'ascenseur le mécanisme
à levée-descente, bête métallique suspendue au ras du carré de
plafond. Dehors tout en bas, très étroit, bosselé, le trottoir
défoncé en cuvettes d'asphalte aux rebords coupants laisse échapper
le sable qu'il veut recouvrir. Deux amis passent portant la moustache
arabe, qui fait d'en haut sa ligne étroite et noire. Même veston,
même chemise chic. Je crache alors dessus. Je ne crois pas d'abord
que le crachat volera sur l'un d'eux.
C'est juste pour voir,
comme à New-York la poussière par vent moyen (vingt centimètres
d'amplitude au 120e étage) qui forme entre les
buildings des figures : mon mollard tombe en s'aplatissant,
souple galette hélicoïdale. Pour autant que j'en puisse juger, au
grand sursaut que fait le premier ami, le crachat ne s'est ni dissous
ni désagrégé : l'homme se tourne avec douleur, pousse son ami des
deux mains, ils s'insultent et le vent leur emporte les mots de la
bouche. Le dédicataire, le récepteur – escalade alors en furie
dans son petit costume la terrasse la plus proche, au-dessus d'un
garage et cernée d'un placage aluminium/goudron ; il piétine
à quatre pattes en
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 36
grinçant des dents. Je le
vois creuser les angles, racler, se retourner les ongles. Il ressaute
à terre, écumant, se frotte le falze, les deux s'éloignent en
braillant, les bras giclant comme des pattes de crabe, ils finissent
par se casser la gueule – et moi j'étouffe sur mon balcon, je
suffoque, plié en deux, je m'enferme sans le moindre bruit et je me
roule sur le lit en hurlant de rire.
X
Le vieux Drüften me voit le
soir même. Sans révolte et sans sagesse. Se laisse tomber sur le
pouf, main rouge pendante, blair d'inquisiteur – sa lippe de vieux.
A présent dit-il tu es fort . Nous t'avons vu danser.
Je suis filmé même quand
je me branle. Tourné vers le mur. Tu
aurais pu t'évader dix fois. Cela
me regarde. Ils
m'auraient viré. J'en
doute. Pour le mollard pas davantage – nul n'a pensé à lever les
yeux. Ton short est plein
de sperme. On ne m'aura
plus. De cette façon. Les tortues fraîches écloses crèvent par
milliers sous le bec des prédateurs avant qu'une ou deux atteigne le
rivage. J'avais apprivoisé une tortue sur mon balcon. Elle a
disparu. Du sixième étage. Bizarre. Je m'incline sur le parapet
trop bas, jusqu'au creux du ventre : j'aperçois le visage levé
d'Ingeborg Josz, Danoise.
N'estimer
personne en dehors de sa présomption d'innocence. Se faire un droit
de ses persécutions afin de reléguer le monde hors
perception. C'est
pourquoi je suis prisonnier. Mon geôlier prévoit pour moi la plus
belle des rencontres : « Tu feras connaissance avec une femme
auprès de qui la Babetter, prostituée en fuite, ainsi que sa fille
– dont tu n'oserais préciser l'âge – te paraîtront ternes, à
oublier, jusqu'au jour de ta mort ; ce jour-là tu réclameras
un prêtre et un rabbin, dans les sanglots. » Je meurs de
honte ; Ingeborg Josz, nouvelle
femme, me poursuit dans
la rue à grandes enjambées, talons hauts sur trottoir défoncé. Je
me refuse à elle. Jamais je n'ai cru aux souffrances des femmes.
Babetter
était plus qu'une pute. Je ne m'en doutais pas alors. Je ne l'ai
jamais retenue. Ni ne me suis demandé la raison de sa présence, ou
de son absence. Ni comment il se faisait que la Danoise, Ingeborg, se
trouvait le lendemain devant moi : « J'ai reçu ta lettre »
dit-elle (écrite en
danois ?) - les yeux
brillants. Si les Drüften mes gardes n'étaient pas si horriblement
laids, ne serait-ce pas la chose la plus désespérante au monde ? Je
me suis laissé rattraper ; j'ai pris Josz dans les bras. « Il
se sent prisonnier » dit Rainier.
« Il se plaint beaucoup ».
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 37
:
X
Soudain mon lit captif se met
à bouger, secoué d'arrière en avant, d'avant en arrière,
nauséeux, maritime. Tout l'immeuble. Dans ma pièce centrale, mes
deux Drüften, mâle et femelle, se sont regardés dans la terreur.
Le séisme d'Agadir est encore en mémoire : 10 000 morts le 29
février ; un colon s'exclama : « Ce n'est que du bétail
! » Cela fit rire.
De toutes les rues de T. monte une rumeur, puis une tempête de
klaxons : c'est un flot de population qui s'enfuit le plus loin
possible des immeubles – et où cela ? – Vers la plage
! » Nos voisins de palier sortent blêmes, décomposés,
réconciliés : la femme ne veut plus quitter son mari -
« Remontez-moi ça ! » disait-il la veille aux
déménageurs – un collègue l'avait averti : « Ta femme
se taille avec les meubles, les mômes ! » - à présent
dans les yeux dilatés de tous l'épouvante tranquille – devant
nous les câbles de l'ascenseur vibrent en interminable accord grave
– d'immenses les tentacules noirs pelés.
Pour peu que la pendulation
forcisse, chutant de biais ou de haut, nous serons morts ; si
l'immeuble se replie, nous pourrons survivre. Une forte odeur de
merde s'éleva, et la terre cessa de trembler ; je ne reverrai
Tanger que lorsqu'il sera trop tard : mes vieilles mains
frémiront, mon regard s'assombrira. Je veux dans mes bras serrer de
vraies femmes. Et me rouler, vite, sur des chairs clandestines. J'ai
dévalé par les escaliers, sans que les deux vieillards aient osé
me poursuivre; Josz attend au pied des marches, nous nous
précipitons parmi la ville effervescente, nous aimons debout contre
un mur de briques, arc-boutés, branlants, rapides, elle s'enfuit nue
et seule sous les pierres tombantes, je la vois s'effondrer sous un
porche dont le linteau glissant l'aura tuée dans sa peau blonde.
Affolé sans chagrin je cours
dans les rues parcourues de frissons et de véhicules, mais tout
grouille vers les navires à quai exigeaient le prix fort, il se rend
aux autorités, nul jugement ne fut prononcé.
TRANSFEREMENT RUE LAFAYETTE
Prison
numéro 3. Immeuble aux balcons de faux silex ventrus sur le
carrefour, tout prêts à s'écrouler en sandwichs mortels.
Disparition des Drüften. Semi-liberté.
Josz
et Maertens ont réchappé. Entre deux lippes du balcon les voici
enlacés L'immeuble
tint bon. Ses lèvres de ciment
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 38
ne
se refermèrent pas. Notre héros obtint Josz Ingeborg par droit de
sauvetage (d'épave). Ils
en rient. Partagent leur vie sous les plafonds bas, entre balcon du
haut et balcon du bas : "Je fuyais nue par les rues. Tu
m'attrapais par le bras, évadé, en pyjama, la main sur la
ceinture." Comme les citoyens de revenus aisés prennent le
soleil entre les lourdes lèvres de façade. La rue tangue sous les
coups de vent, les camionnettes filent, chargées d'hommes assis
criant cramponnés aux ridelles, brandissant des armes de leurs main
libres. Cela distrait les amants. Maertens vivait enfin son grand
amour, une fille rieuse et blonde sur un balcon fleuri, et qui ne
pose pas de questions ("D'où viens tu? Quelle est ton histoire
?") Excellente humeur. Dents propres. L'immeuble
tient bon.
Noms
oubliés
Jérémie
des Instances descend en sous-sol, messager de sa ville : un
effondrement s'est produit (cet homme à lui seul occupe un espace
considérable ; un gros ne saurait trouver place en nos galeries
étroites enfumées) - ainsi se trouve vérifiée la Prophétie :
« crevaison », « rupture du sol »,
« infiltration », «monde morne », éternelle
expiation » – jadis je croyais que je pouvais
vivre. Je reportai les yeux sous
ma terre : un groupe a surgi dans une de nos salles, sous son ciel
peint a giorno : seules
y resplendissent les faces de nos dieux, en qui je place ma confiance
– ainsi Jérémie, messager, un collier de barbe orange et des
yeux en mares de bière, pommettes grasses. Front haut et souffle
fort. "Il
est le dieu qui ne dit rien". Une
grâce m'est offerte.
Supposé
que tant d'hommes débouchent dans les couloirs obscurs de notre
station émettrice ; que Liz en soit sur-le-champ subjuguée (tous
bien portants, jeunes et forts). Daniel Tag leur parle à voix haute,
ses mains soudain volubiles, ses lunettes de fer cerclant ses yeux de
supplicié, souriants : « Un vote » réclame-t-il, « un
vote » - il prononce "veaute". Au-delà
des verrières de notre studio éclatent des flashes multicolores –
l'homme d'ombre que je suis ne s'éblouit que des faces divines.
Et c'est alors, le vote dépouillé, que nous apprenons tous la
destitution de Daniel Tag, qui
pleure tout droit, les yeux rougis d'un gosse, décomposé
sans geste de défense, exit,
exit Daniel Tag, tandis
qu'autour de lui se pressent les restes d'une cour aux échines
inclinées, Tag exécute sa sortie, s'appliquant à ne pas
chanceler.
Sous l'ovation Jérémie
dit que désormais
[je] parlera[i] librement. Il me sourit.
C'est
alors que dans son dos s'élèvent deux gigantesques ombres, dont
l'une porte un melon volhynien de juif. La
Volhynie est une région forestière du nord-ouest de l'Ukraine.
L'autre ombre, en retrait,
COLLIGNON
HARDT VANDEKEEN
HAINES
ENCLOSES 39
indistincte, prétend me représenter, passer pour moi ; que
va-t-il dire ? seul
à détrôner mes dieux !
Faites
sauter tout le couvercle
(sky,
skull/ ciel et crâne).
Attention,
espoir
Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif
volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave)
: il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je
viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc,
clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le
plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface
fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées :
versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur
Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit,
le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants
se contemplent.
A l'étage
Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit
pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille)
dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible
nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblement
de
terre oublié – trente mille morts d'un
coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre
versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez !
¡
por Dios, huíste
! »
- la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque,
trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿
Aló si ?
- puis le silence
- Ya màs encontraré el descanso
« jamais plus » dit la survivante « je ne
connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied
aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire
passer pour juif ?
« Snobisme
insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit
Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La
boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de
mètres cubes de diarrhée glacée
« Tais-toi
dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie
restent froides - la
mort en masse. Camps
et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est
la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude
ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui »
dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a
enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à
l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être
juif - c'est proprement intolérable.
COLLIGNON HAINES ENCLOSES 40
A
peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften
septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien
qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte
toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe
au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas
bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts
laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard
plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux,
pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé,
nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer
un juif aussi jeune » - alibi, alibi. « Attention, dit
Maertens, il
n'est pas juif.
- Il
avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de
preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport
exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ».
Mentionne expressément les yeux, la bouche , les volutes
d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche.
Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes
excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur »
dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour
la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se
dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous
les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport :
il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en,
soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai
retrouvé ma dignité.
Ma clairvoyance. Le marquis
s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt
dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari »
- de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à
moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ?
- « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de
leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le
rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une
relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort,
comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand
on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches
pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire
mortelle.
Jusqu'ici nous évitons
d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis,
bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue,
silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me
dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan »,
rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de
faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur
une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime - Non sans
mal » conclut-il. Josz et moi jouons ainsi : nous
COLLIGNON HAINES ENCLOSES 41
montons et descendons ventre à
ventre dans les ascenseurs de bois vernis, cercueils verticaux,
scarabées doubles portes battantes, un aller-retour par cage –
l'immuable portière andalouse en haillons locaux nous crie depuis
sa loge ¡ y qué ya no os vuelvo a pillar ! - que je ne
vous y reprenne plus ! Nous détalons galopins de trente ans nous
explorons la Ville d'immeuble en immeuble Tanger Européenne Quartier
Blanc Barrio Blanco enserrant le Zoco Casbah féconde
« aux terrasses imbriquées » – de tant de métropole
je n'aurai connu que les «buildings trop neufs» plaqués de marbres
aux veines glauques, déserts depuis peut-être ou démolis, ciments
verticaux sur le sable et le vide, lifts étroits claquants leurs
vantaux de saloons à grilles losangées, coulissantes, pinçant,
bloquées.
Arrêts d'urgence et déclics
décalés, sifflements reptiliens des poulies huilées, souffles
caoutchoutés des câbles et clôtures, avec au ras des yeux les
parois défilant plâtrées striées de hiéroglyphes : Aqui me
quedo (« j'habite ici ») je reste suspendu d'un
geste inadapté nous aurions détaché le panier métallique
précipitant coupant nos poings sur les fers ouvragés nous empalant
sur les ressorts du fond. Il y a des enfants sans famille qui se
suspendent aux câbles et tirent à toutes forces et lâchent tout,
d'un cri, la cabine file crever le plafond plâtré puis retombe
écrasée par le contrepoids – PENDANT LES TREMBLEMENTS DE TERRE
NE PAS EMPRUNTER L'ASCENSEUR - DURANTE LOS TERREMOTOS SE PREGA
ENCARECIDAMENTE « instamment » - (…) Rappoport à qui
nous ne cachons rien répète « je t'en sortirai »
- mais nous ne voulons pas sortir - quand Dorimon, au moins, ne
disait rien – je n'aime pas les gens qui crient « je
t'aime » (Ingeborg) – j'ignore, en définitive, le
véritable sens des ascenseurs.
Le père du marquis fut un
escroc à présent mort qui lui légua cette démarche de faussaire,
sang bizarre et moustache blanche, teint mat et grains de beauté
douteux sous le col. « S'évader », dit-il : je n'y
tiens pas. Il nous enseigne l'hébreu – d'un accent velouté,
voilé. Josz répète adonaï élohénou, blonde aux ongles
vernis, Rappoport eût aimé je le crains la mettre en rapport avec
moi pour en toucher le pourcentage et cela l'impatiente. Il nous lit
ses écrits de jeunesse dit-il, sur un mystérieux vélin, bien que
je voie par translucidité la succession foncée des paragraphes :
« L'amour sous les bombardements – contre les pierres sèches
avant qu'elles s'effondrent » - « Notre histoire ! »
dit Josz à voix basse, le juif imaginaire agite les feuillets qu'il
tend devant ses yeux ; ses paupière sont bordées de rouge –
il raconte des fuites échevelées, gravats et poussière, vêtements
déchirés sur les seins, femmes hurlant sous les sirènes –
Ingeborg : « Il vient COLLIGNON HAINES ENCLOSES 42
de l'écrire ! vois, l'encre est
encore fraîche ». Dans la nouvelle suivante : un homme fou
d'amour, une femme éperdue tendant les bras du fond d'un
transformateur éventré, tous deux électrocutés grillés dans les
déflagrations – nous nous confondons en admirations évasives
« une ignoble odeur de brûlé s'éleva ».
X
Si jusqu'ici le Marquis espère
vivement notre évasion, les comparses discrets qui se succèdent à
nos chevets sont proprement ses auxiliaires. La vision exaltée
d'amour n'est pas si véritablement passionnelle : tremblements de
terre, rapts, bombardements, tout ce qui s'ensuit. Le sauvetage où
s'astreint Rappoport impose une tâche malaisée : rechercher en la
femme non pas un bonheur, ni l'accomplissement, une harmonie
peut-être – prisonniers qu'ils sont comme nous de la ville, de
ces arrachement, de ces passions de prisonniers, incapables d'en
éprouver d'autres que cette injustice qui leur est faite. L'étendue
de la perte à subir lui est représentée par le biais d'une série
de photographies : Ingeborg sur le balcon, parmi les plantes vertes
fraîchement acquises, et souriant à contre-jour ; nous lui
montrons cela.
Poker. Enjeu Josz, Ingeborg.
Je perds, le faux Marquis modifie les règles à mesure , tu
vas perdre ta femme dit-il, « je n'en ai pas » lui
ai-je répondu, je l'entrevois courbée dans l'autre pièce au-dessus
d'un rouleau d'exégèse massorétique ; « elle a
progressé !» s'exclame Rappoport « jamais je n'aurais
cru qu'elle eût progressé à ce point » - il rafle les mises
et nous baissons la voix. Nous sortons lui et moi dans la rue, sous
un auvent trois Arabes assis en djellabas blanches, comme trois
figurants prisonniers à vie. Rappoport et moi programmons à mi-voix
quelque viol de femme, Josz nous rejoint et dit « J'y pensais
justement », « Ta gueule » dit le Marquis en
hébreu.
Ingeborg
s'enfuit, Je
ne te retiens pas lui
dis-je, Prisonnière
! et
le Marquis devint imprévisible ; je vis la volupté de sa joue
d'enfant mat, le dessin souple de ses lèvres, sa moue pour un
chapitre de grammaire mal su, ou toute idée obcure où se concentre
tout l'humain.Rappoport veut m'isoler, m'avoir tout à lui, se servir
de moi, me passer dessus, me délivrer sous lui. C'est
le premier homme de cette sorte. Il
invente à mesure un poker dont les règles changent, de sorte que je
perde : je perds mes jours de liberté que j'ai misés, il
consent à recevoir des indulgences au sens ecclésial du terme ;
quelle Eglise ou Synagogue représente ce petit homme, ce goy honteux
? j'abats COLLIGNON HAINES ENCLOSES 43
mon
jeu « pour voir » : il me prend six jours encore, plus
une semaine. J'ouvre
la fenêtre. Toute femme a disparu. Grande. Inextricable Casbah. Je
respire à pleins poumons, cerclé d'angoisse, au balcon d'angle
arrondi – baigné de soleil tout le jour ; mais pour Tanger, pour
le Maroc, il fait froid. Le faux Marquis me propose de partir à sa
recherche – je gonfle ma poitrine d'air sec et frais – je devine
au-delà du Détroit ce vent d'est qui crête les vagues au-delà du
ressaut... Rejoindre ou ramener mon Ingeborg ? ma Josz ? ma
Bettendorf ? l'amour pour moi n'interroge plus rien ni
personne, juste ces motifs bleus de tenture immobile, sans tous ces
remuements d'obscurités que nous brassent les femmes, les autres,
celles que j'imagine dans les ténèbres si propices aux
cauchemars... Pari
tenu
dis-je, mon Ingeborg est lumineuse, je suis le marquis par la porte
vitrée du corridor aux moquettes mates, car je tiens en mains ce
marché si resplendissant, quelques points au poker, en regard de
l'éternité. « Nous la rattraperons » dit-il « et
nous la forcerons » - Tu en prends pour perpète » - un
tel propos chez lui est inhabituel, il faut qu'il soit sous
l'emprise d'un souvenir atroce. « Avant qu'un fou n'en vienne
là, poursuit-il, de combien de refus émerge le violeur, absous par
les mépris accumulés – en vérité dit-il la femme porte sur
son dos la
responsabilité de la moitié des meurtres et viols du monde – il
me vole au poker, il me rendra ces doux ongles vernis dont elle se
griffait si violemment le sexe devant mes yeux hagards.
Les
muscles intérieurs des cuisses s'appellent virginitatis
custodes, gardiens
de la virginité, je sens dans les yeux de cet homme et leur flamme
l'accomplissement de son Moi pervers et véridique ; son calmant
n'agit plus, il halète, ses traits se crispent – c'est un trisme
ou
phase tétanique terminale et je verse de l'eau pour qu'il prenne un
cachet : le tube est du plus fort dosage en vente au sud de la mer
Méditerranée. Tout son corps tremble – nous ne pourrons pas
prende l'ascenseur, je le soutiens dans les cages et le hall où je
le remonte ; l'étends tout habillé, lui prends la main et lui
dis des mots tendres : « Demain... Demain... » Il
s'endort et je baisse la tête.
C'est
ainsi que j'apaise un violeur, sans un mot de pitié, tandis qu'il
ronfle doucement. Le lendemain remis drogués tous deux nous
parcourons en haletant les boyaux chauds de la Casbah (même souffle,
même sexe que cet homme), chassons côte à côte parmi les rues
blanches au sol poussiéreux, souillées de loin en loin par un
crachat séché
et véritablement tuberculeux en
pleine efficace diffusion - au dernier moment j'écarterai ce chien
d'un coup de pied j'entraînerai mon Ingeborg aux ongles faits (soyez
tendre avec une femme , jamais vous ne saurez faire l'amour aussi
longtemps que vous ne saurez pas qu'une femme, avant tout, veut
s'imaginer ne fût-ce qu'un instant, COLLIGNON HAINES
ENCLOSES 44
se
sentir unique pour vous. Tanger
n'est pas ce que l'on dit : mais le point de contact, la ligne
de fracture avec l'Au-Dessous, par la faille même qui le 29 de
février dernier détruisit Agadir. Ainsi toute femme s'est enfouie,
aspirée à travers l'un de ces trous d'enfer fumant d'écume du Cap
Spartel : la vague sape, recule et frappe encore, les geysers
jaillissent et le sol tremble encore, l'eau frotte dans sa gaines,
je sens sous ces bouches de roc une infinité de vies. Rappoport
souffle sous sa moustache : je le trouve grossier. Pestilentiel.
Halètement du bouc en quête de reproduction. «La voici »
crie-t-il
à voix basse. Nous
ne sommes pas où je l'aurais souhaité : c'est, un autre jour, une
espace de terre battue, noire, un de ces polygones en ville mal
délimités par des murs bas, mi-écroulés au-dessus du Détroit,
très loin.
Dans un angle le soleil se
couche : une masse allongée de buissons et de ronces recouvre une
dépression du sol si féminine que je retiens un éclat de rire –
j'ai appris à me défier, en de longues captivités, des
manifestations si incongrues de joie, des enthousiasmes, des
compagnons. « La voilà » répète-t-il en écartant les
épines. Recroquevillée sur une toile de sac, main levée sur les
yeux, le coin de son voile mordu, c'est une femme de ce pays. Elle
s'est étendue pour dormir, attendant la pleine nuit pour descendre
les pentes jusqu'au port. Il écarte son voile d'un coup sec, et je
lis sur les traits de la femme une extrême fierté. Nous l'avons
violée dès son révéil, et notre épouvante devint extrême :
derrière nous dans le jour déclinant quantité de parents, amis et
voisins, accouraient hérissés d'armes découpées sur le ciel.
«Ils me tueront avec vous » souffle alors la femme :
levée d'un bond elle ouvre plus profond sous les ronces une trappe
de fer qu'elle a verrouillée sur nous tous. Les premiers coups
retentissent : « Je ne vous sauverai pas » dit-elle.
« Vous sentez toute les lâchetés, la sueur et l'excrément. »
Nous suivions dans l'ombre la frange plus claire de son vêtement
glissant de marche en marche. J'ai traité Rappoport de gommeur, sale
gommeur de viol. Autour de nous la terre gronde sourdement. Le
souterrain où nous allons devient une infinie prison, des dizaines
de femmes s'assemblent autour de nous dans la pénombre, des galeries
bientôt s'éclairent d'une série d'ampoules crues, monotones,
irrégulièrement espacées. L'ai vicié monte à la tête, malgré
le ronflement croissant de gigantesques aspirateurs. Je crains de
disparaître. Un garde surgi là nous enchaîne : « Voici votre
cellule » - un plafond noir, de vastes bruissements plus
profonds, plus mugissants ; ces prisons cesseront-elles un jour
? les foreuses défonceront la terre : nul territoire n'est un abri
pour la conquête.
COLLIGNON HAINES ENCLOSES 45
Les
galeries éventrées, je prendrai fait et cause pour ce peuple,
grouillant sur l'excavation en cercles concentriques, comme la
houille ou le diamant. Il n'y a plus ni haut ni bas, juste domination
de la masse inculte Vous
devez comparaître et
j'appris que c'était désormais « le matin ». J'ai vu
près de moi les chaînes ballantes du Marquis de Rappoport, il m'est
apparu libre aux côtés de Kragen, que je vis pour la première
fois ; je me suis alors uni à mon double. Ce fut sans effort
particulier, ni secousse, ni commotion d'aucune sorte. Nos maîtres
alors se lancèrent dans un long marchandage.
Mon double à l'intérieur de
moi m'a proposé d'explorer cette matière gisant sous nos pas,
multiple et uniforme, surface et profondeur, car les excavatrices
échouaient à tout extirper. Contemplant Rappoport demeuré seul,
Kragen à l'intérieur éclata en moi d'un rire déchirant, muet, qui
nous emporta dans une gigantesque quinte de toux. Nous manquâmes
mourir. « Artistes de cirque » lança le faux
marquis, faux juif, devenu maladif et véritablement cireux.
L'éclairage des galeries s'était fait particulièrement blafard.
Kragen et moi nous étions considérablement améliorés, par cet
inexplicable rémission maintes fois rapportée par les thanatologues
; notre fusion serait-elle éphémère ?
J'étais
venu, moi, du haut de la terre, de cette ville obstinément nommée
par tous Tanger,
dont
ils ignoraient tout. Nous évitions mon double et moi tout mouvement,
mais nous étions un homme, entier, fragile encore mais inépuisable.
Vers moi seul vrai valide se tendent les micros, les caméras
tournent, les articles paraîtront jusqu'après notre mort, à
supposer que nous mourrions. Le double coulait dans nos veines et
notre lymphe étrange diffusait une bienfaisante sensation de
chaleur. Nos maîtres discouraient toujours. Tendant l'oreille enfin
par-dessus leur rumeur, après qu'il eurent épuisé tous les
penseurs passés, j'approuvai, parmi le ronflement double de nos
sangs neufs, la découverte enfin que la Littérature, loin, bien
loin par-delà tous les prêtres ou philosophes épris de vérités
ou de mensonges, explore seule et catalogue sans rien omettre la
totalité de l'homme.
Les journalistes alors
s'égaillèrent parmi les souterrains, ils ne nous recherchèrent
plus. Bientôt ce dernier cercle des Enfers sera une carrière à
ciel ouvert, amphithéatre aux gradins effondrés, où grouilleront
encore un peu, fourmis sans toit, les hommes noirs que nous ignorons.
Nous tombâmes d'accord mon double et moi que tant d'efforts et tant
de terre ne pouvaient avoir été remués pour notre seule union si
eceptionnelle fût-elle ; nous avons éprouvé le caprice d'obtenir
COLLIGNON HAINES ENCLOSES 46
l'aval de cette femme de
rencontre, forcée au moins par l'un de nous : « Ne craignez
rien » dit-elle, « mes lèvres écrasées, ces griffes
sur ma peau et mon viol, ne sont que symboles ou littérature ».
Cruauté pure. Nos deux prisons d'en haut, d'en bas : verbe,
verbiage. « Prenez garde dit-elle à ne pas mourir. Cette fois
pour de bon. - Qu'importe » répond Kragen en toussant. La
dernière femme nous installait dans un vaste fauteuil rouge face à
l'écran. De telles salles fleurissaient partout, les ouvriers
fouisseurs et déblayeurs s'étant pourvus d'amples distractions.
Mais ce film-là n'était mobilisé que pour Kragen et moi.
Nous avons attendu tous deux le
défilé de nos vies antérieures, sous-titrées ; la femme nous
apprit en dernière instance à presser, sur nos accoudoirs, les
touches « accélérer », « retour », « image
fixe », comme dans les cabines de pornographie. « Veux-tu
dire, Constance, que tous nos compagnons de réclusion défileront
devant nous, si peu qu'ils soient venus, afin de justifier nos vies à
tous ? - Tu es épuisé me dit-elle - par ce viol que tu
as commis. » A la fin j'étais libre, et Kragen trépassé. Je
salue de tout cœur mon peuple
souterrain et mes amis d'en haut. S'ils ont volé ma place, la
première, ne vous attendez à rien de plus.
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