Florence vue par Montesquieu


Revoici Montesquieu dans ce qu'il a de moins bon, et que l'idolâtrie de toutes les écritures d'un certain homme dès qu'il est parvenu à une certaine gloire n'a pu s'empêcher de conserver. Déjà il nous avait abasourdi de la platitude de ses observations sur l'art et ses productions, quand ce n'était pas sur l'épaisseur de l'air dans les mines ou la différence des sudations entre le jour et la nuit. Ses observtions sur les statues ne sont que de fades considérations sur la forme des nez, des oreilles et des barbes, ou la conformité de ces œuvres à la « nature », à la ressemblance et au « bon goût » : ainsi trouve-t-il absurde ou risible ces plafonds d'église où l'on voit « des maisons, et des gens qu'on y torture ».
Ou plus encore les représentations où le Christ paraît plusieurs fois dans les épisodes de sa vie, « ce qui nuit au bon sens ». Et notre négociant de s'esclaffer. Rien de plus commun dans ses descriptions que les mots « belle », « beau » ou « joli ». Exceptionnellement, on trouve « remarquable » u « splendide ». Vous voilà prévenus. Son attention se porte sur les revenus des princes, leurs moyens militaires et les soldes qu'ils y consacrent, ainsi qu'à leurs mines et gisements. Et, tout de même, à leurs constitutions, qui forment de grossiers préludes à ses chefs-d'œuvre à venir. Les considérations générales et souvent amoindrissantes sur les peuples et les caractères qu'il a observés ne manquent pas : « Il n'y a que les beaux génies qui soient d'abord capables du grand simple », dit-il fort justement dans son brouillon intitulé Florence, chapitre sur « la galerie du Grand-Duc » (de Toscane).

Car il ne laisse pas d'avoir du bon sens et de la pénétration. « Ces bustes d'Empereurs et d'Impératrices ont entre eux toutes sortes de statues et de groupes, grecs et romains, d'une grande beauté ». Il n'en dira rien plus avant : « les plus beau qui oncques furent au monde », dirait Chrétien de Troyes. Ces souverains furent parmi les plus méconnus, comme Didius Julien, qui régna 66 jours ; Constantin est chargé de bijoux. Les plus connaisseurs d'entre nous connaissent Héliogabale, remis au monde par Antonin Artaud (L'anarchiste couronné), son bigot successeur Alexandre Sévère, et Gallien, qui érigea le Palais du même nom (ou plutôt l'amphithéâtre) dont quelques ruines subsistent à Bordeaux.

Vont sans doute suivre, n'en doutons pas, de grossières observations de bourgeois amateur d'art autoproclamé, surtout capable de voir si telle statue ferait bien dans son salon. N'oublions pas que ce XVIIIesiècle ne produira pas de critique plus éminent que le fadasse Diderot, qui n'estime la beauté des filles qu'à proportion de leurs aptitudes à devenir de niaises rosières. Résignons-nous, plaçons notre tuba et plongeons, mais à trois pieds : « On voit la différence du goût grec et du goût romain, les statues grecques étant ordinairement nues ; ce qui vient de ce que les Grecs représentoient ordinairement leurs dieux et les représentoient nus. » Apparente tautologie assimilant tout de même la divinité à l'unité du nu, à la sacralisation du corps humain. Observation pleine de vérité. À noter que le « goût gothique », fort blâmé par notre amateur d'art, ne provient pas des architectes ou des sculpteurs goths, que ces peuples ne pouvaient avoir amenés avec eux, n'en ayant probablement pas (ce qui est faux) ; mais, poursuit Montesquieu avec franchise, le goût « goth » se définit par « l'ignorance » de ces peuples.
En matière gréco-romaine, assurément ; mais en matière gothe, les Gréco-romains étaient en même point. « Gothique » est donc pour « ignorant ». Une sculpture est ainsi blâmée à juste titre pour n'avoir su rendre la barbe bouclée d'un empereur que par des trous ronds grossièrement marqués par la gouge dans la pierre. « De Piles a dit cela avant moi », mentionne en marge Montesquieu. « Roger de Piles, né à Clamecy le 7 octobre 1635 et mort à Paris le 5 avril 1709, est un peintre, graveur, théoricien de l'art et diplomate français" nous dit l'encyclopédie informatique. "Car", observe Montesquieu, "quels habits leur donner ?" Grandiose en vérité. Je parle de la connerie du rédacteur.
Attribuer la sublime nudité grecque à l'incapacité de l'imagination relève en vérité de la plus extrême ineptie. Plus encore le respect supposé d'une majesté divine contemporaine. La perfection du lien unissant, identifiant religion et beauté semble n'avoir pas été perçue, du moins nettement, par son esprit. Mais nous poussons un peu loin le pastiche... "Les Romains représentaient plus souvent leurs magistrats et leurs empereurs ; ce qui fait qu'ils les habilloient comme ils les voyoient". Notre Perrichon ou notre Homais voudra bien aussi se représenter qu'il n'était guère de magistrat ou d'empereur qui ne fût investi de fonctions sacrées, le religieux et le politique s'étant de tout temps reflétés et mêlés dans la symbolique romaine.
Il faudrait d'autre part vérifier si cette répartition des sujets de statues se confirme chez les deux peuples. Lorsque nous aurons dit que les Romains ne furent que les copieurs des Grecs, nous aurons à notre tour complétés nos lieux communs. "Mais, dans les commencements de la République, il n'étoit guère question de ces jeux, ce qui fit un goût différent." Les Grecs voyaient donc leurs dieux comme des athlètes, de préférence combattants, ce qui fait mieux ressortir les muscles (à notre tour d'écrire des sottises) ; de la commodité du nu (couilles balottantes à part), les Grecs bien pédérastes passèrent de l'amour des bites à celui de la perfection du nu (masculin, car les déesses sont d'abord voilées). Le nu de l'homme révéla que les dieux, parfaits, ne pouvaient être que nus. Et ces deux nudités, par jeux de miroir, se renforcèrent l'une par l'autre. Nul ne saurait décrire la perplexité où l'auteur de ces lignes-ci se vautre à son tour dans les délectations et les tares qu'il reproche aux autres : il hésite entre l'ironie et le plaisir, car le moyen de relever tout cela ? "Les statues grecques sont toutes représentées avec de la barbe" – du moins à certaines époques, du moins certains dieux (qui vit jamais un Apollon barbu ?), du moins dans cette galerie du Grand-Duc de Toscane. "Les romaines, non, jusqu'à l'empereur Hadrien, qui, ayant reçu une blessure au visage dans une bataille en Afrique, se laissa croître la barbe pour cacher cette difformité." Profitant aussi de la chose pour s'attribuer le faciès grec.
Nous en sommes au premier livre des Essais, si éclectique et anecdotique. A mon tour j'ai fouiné, et ne trouve pour sa barbe qu'une dissimulation éventuelle de marques de naissance sur le visage. "Mais savez-vous que le bey d'Alger a une loupe juste sous le nez" ?

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