Danser sa vie


Je vous parle d'un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître, aussi éloigné de nous que pouvaient l'être l'Ancien Régime des contemporains de Louis-Philippe. Le temps où nos esprits n'étaient point paresseux, où les facilités de penser n'engendraient pas les mêmes crimes mais d'autres. Le temps où Roger Garaudy, pas encore négationniste, décrivait dans un ouvrage magique, Danser sa vie, les plus hautes aspirations de l'âme incorporée et du corps animé. Nous étions déjà, en 1973, abrutis par le sport affairiste, la télévision alarmiste et la logique binaire d'affrontement : sur les circuits automobiles, déjà les voitures allaient de plus en plus vite pour n'aller nulle part, et les chevaux, preuves en mouvement de la beauté universelle, n'étaient représentés que dans la mêlée de la victoire.
Notre époque n'est pas pire, en dépit des vautours et des hyènes que j'entends rôder autour de mon cerveau. Mais en plus de quarante années, à force de ricaner, à force de grincer, les démons nous ont paralysés, nous n'entendons plus le langage de l'harmonie, les danses deviennent convulsives, il n'y a plus que des vieux qui y assistent, traînant après eux leurs petites filles. Et c'est notre âme corporelle, notre corps animé qui se regrettent, en se figurant plus purs, plus croyants à l'heure d'alors qu'en ce jour où nous suffoquons dans les odeurs de soufre. Je parle dans ce livre à mon âme d'autrefois, qui se dressait encore parmi les horreurs pour les dénoncer. Quelques dizaines d'années, la danse put paraître comme le symbole même des mouvements du monde, reproduisant la danse des étoiles et la rotation terrestre.

La musique et la danse, disaient les professeurs de monsieur Jourdain, sauveraient le monde par leur harmonie et leurs aspirations mystiques – mais les professeurs se battent sur scène, de même qu'aujourd'hui les dénonciateurs en viennent à se battre les uns contre les autres au lieu de s'unir contre la connerie humaine : ils en rajoutent. Cessons de croire que notre cause est la meilleure, cessons de traiter l'autre de con, dansons ensemble, rétablissons le lien de la danse, qui ne sert à rien, qui se fait toujours casser ou rompre, sans cesse recommençons, car toutes les époques ont connu cet affrontement perpétuel de la barbarie interne et de la civilisation interne. Le Moyen Âge parlait de la lutte de l'ange avec le démon.
Le tout est que l'ange, celui qui construit, qui possède la foi, qui exalte l'individu et la collectivité, ne baisse jamais les bras, ne tombe au sol que pour rebondir, comme un éternel danseur sur les planches. Nous ne guérirons jamais de ce déchirement personnel et collectif, de cette nature humaine. Mais dansons. Aux enterrements, aux mariages, aux déclarations d'amour entre humains ou animaux, dansons, rythmons, piétinons le raisin en rythme, mais on ne foule plus les vendanges. Car nous avons été rattrapés par l'histoire, par la technique appelée « technologie » pour faire mieux mais c'est la même chose, et le livre Danser sa vie nous apprend, dans une perspective historique, ce que furent les efforts des grandes danseuses, Duncan, Martha Graham, des immenses chorégraphes dont Béjart, afin de redonner à l'union sacrée des âmes et du corps toute sa vérité : les cours d' « éducation physique » pourraient concerner l'harmonie du mouvement au lieu de viser la simple performance ou compétition, chacun danserait sa vie : certaines langues africaines ne disent pas « comment vas-tu » mais « qu'est-ce que tu danses », car la danse exprime la totalité de nos visions du monde.
Un jour, témoin d'une réunion commerciale, je constatai avec dépit que le nom du danseur étoile Patrick Dupont n'évoquait rien à tous ces hommes, pour qui visiblement le ballet n'était qu'un langage de tapettes et de tarlouzes. J'aurais dû gueuler, mais je n'étais qu'invité. La danse en nous fusionne et réconcilie non seulement le corps et l'âme artificiellement séparés depuis Platon, ses disciples et l'Église, mais aussi le Masculin et le Féminin au plus profond de chacun de nous. Oui, je grandiloque, nous grandiloquons, nous désespérons, nous sommes en déclin, mais aujourd'hui comme avant-hier, des minorités enthousiastes continuent de lutter. Dans les années 70, la danse nouvelle et militante d'elle-même n'était entretenue que par certaines universités américaines et Maurice Béjart, qui fut souillé de crachats le jour de sa mort par un infâme éditorialiste du Nouvel Observateur.
Il le traitait de ringard. L'avant-garde devient ringarde. C'est son destin. Mais l'enthousiasme n'est jamais ringard. D'autres forces se lèvent à présent sur les champs de ruines éternellement renouvelées. « N'ayez pas peur » : belles paroles du pape, hélas reprises par Jean-Marie Le Pen. Je n'aime ni l'un ni l'autre. Ce livre de Roger Garaudy, Danser sa vie, retrace donc les itinéraires, de 1950 à 1972, de tous ceux (et de toutes celles, diront les harpies féministes ignorantes de la grammaire), qui ont attiré des foules de jeunes de tous âges, contribuant aux lumières actuelles. C'est grâce aux anciens fous que se perpétue, ténu mais tenace, le flux créatif de notre temps, les troupes de ballets et de théâtre que rien ne parvient à étouffer malgré leur étranglement financier. Peu à peu gagnent du terrain les destructions de préjugés machistes et racistes, tandis que d'autres territoires hélas capitulent. C'est très lent, vous savez, l'évolution humaine. Disons qu'en 1972, nous mesurions encore imparfaitement les forces de la stupidité toujours renaissante. Nous avions des doutes, mais nous espérions la victoire. À présent nous savons que nous ne serons jamais totalement vainqueurs, mais jamais non plus totalement vaincus. La danse a failli périr, la danse se redresse. Et distinguons bien l'art du mime, dont le génie propre est de raconter quelque chose, et la démarche chorégraphique, laquelle ne suit pas nécessairement des schémas imitateurs ou temporels, mais représente ce frémissement qui nous parcourt tous, et qui répond au grand ébranlement du monde :
« Une pantomime naturaliste d'un mime de talent peut nous rendre présente la réalité de l'arbre : la puissance de son enracinement, l'élan de ses branches, le bruissement du feuillage et le souffle du vent. Nous dirons : c'est un arbre, et nous admirerons, comme un exploit de virtuose, l'imitation littérale de l'objet.
« Mais l'on peut concevoir une danse nous dévoilant, à travers le thème de l'arbre, une manière de vivre le monde : ce mouvement par lequel les racines ne cessent de traire l'univers pour projeter dans le ciel les ramures et les fleurs, féconder à l'infini la terre et respirer le ciel. L'arbre alors n'est plus une chose, mais un acte, un mythe révélant le cycle cosmique de la vie et de la mort, et la danse qu'il inspire aura le souffle de la danse de Shiva ; elle éveillera, au centre nocturne de nous-même, une signification plus totale et plus pleine de la vie, dilatée jusqu'aux confins du monde et directement éprouvée dans notre corps, dans sa plénitude heureuse. Par la danse, le corps cesse d'être une chose pour devenir une question."

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Commentaires

  1. Et vous vous imaginez, bande de nazes, vous en tirer sans avoir consulté mon excellent article ?

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